top of page
Rechercher
  • François Picard

La véritable histoire du Largo de Haendel

Dernière mise à jour : 26 nov. 2020

…et de ses avatars


Dans les premières scènes d’un film déjà ancien (en noir et blanc, c’est tout dire…), on entend en arrière-plan un chant très beau et très calme ; au bout de quelques minutes, la caméra nous montre l’intérieur d’une église : au fond, on aperçoit le chanteur, un moine qui s’accompagne à l’orgue.


(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Avez-vous identifié cette voix ? Et que chante donc le moine? L’air vous est connu - vous avez lu le titre de ce billet - vous savez qu’il s’agit du «célèbre Largo de Haendel ».


Alors, le chanteur ?


Mais oui, c’est bien l’interprète de « Marinella » et de « Petit papa Noël », l’incontournable Tino Rossi, ici personnage principal du film de Jean Delannoy Fièvres, sorti sur les écrans en 1942.


Et les paroles ? De la dizaine d’airs chantés dans le film, seuls deux ou trois furent édités en disques 78 tours à l’époque (pénurie de matières premières oblige…). Il faudra attendre 1981 pour que cette version du largo de Haendel apparaisse dans une anthologie des succès du ténor corse. Une réédition en CD de cet album nous fournit une information étrange : sur l'air du largo de Haendel, Tino Rossi chante « O Sacrum con vivum », ce que tout latiniste vous traduira ainsi : « O sacré c.. vivant » !



Plaisanterie de mauvais goût ? Simple bévue due à l’ignorance du rédacteur ? Toujours est-il que ce titre incongru sera repris tel quel sur de nombreux supports discographiques :



Le vénérable Thomas d’Aquin, auteur présumé du véritable texte, doit en frémir d’horreur dans sa tombe : il a en effet écrit le « O sacrum convivium » en l’honneur du Saint-Sacrement (« O banquet sacré, où l'on reçoit le Christ… »).


D’autres paroles religieuses on pu être déposées sur la musique de Haendel. Ainsi le journal L’Ouest-Eclair de Rennes annonce-t-il, le 12 mai 1944, une messe au cours de laquelle sera chanté un « Agnus Dei » :



Les protestants ne se privent pas d’utiliser la même musique pour chanter les louanges de Dieu. Dès 1909, par exemple, un chœur américain enregistre « Holy art Thou » (Tu es saint ) un cantique promis à un grand succès dans les pays anglophones :


(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Et dans le registre patriotico-religieux, il faut mentionner un « Hymne à la France Victorieuse » publié en 1919 :


Mais c’est surtout sous sa forme instrumentale que cette musique est répandue. Son caractère perçu comme « religieux » en fait un des morceaux préférés pour les offices, à l’offertoire ou à la communion (en particulier lors des cérémonies de mariage) :


La Vedette (Marseille), 22 avril 1899


Le Maroc catholique, avril 1937


La célébrité de la pièce conduit à une explosion de partitions pour les instruments les plus divers, les violoncellistes considérant (à juste titre ?) que la voix chaude de leur instrument en est le meilleur interprète. Un petit tour sur le net (« Largo Haendel partition (ou score) »), et vous en aurez le vertige… L'éditeur berlinois Carl Simon en propose plus de 90 versions dans les toutes premières années du XXe siècle :




La production phonographique n’est pas en reste. Dès les débuts du disque, le Largo de Haendel est enregistré. C’est un morceau « vendeur », dont la durée d’exécution est adaptée au format réduit d’une face de 78 tours (quitte à raccourcir l’introduction). Voici la version qu’en donne le violoncelliste allemand Heinrich Grünfeld (1855-1931) en 1903 :


(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Oui, ça gratouille pas mal, mais il faut se rappeler que la technique d’enregistrement de l’époque est assez sommaire : le ou les instrumentistes sont placés devant un grand cornet acoustique qui grave directement dans la cire servant de matrice. Le microphone électrique ne sera utilisé qu’à partir de 1925-26. Et jusqu’en 1945, il n’est pas question de montage. On fait deux ou trois prises, et on choisit la meilleure.

Chaque maison (et il y en a beaucoup à l’époque) propose la version de son violoncelliste attitré. Pablo Casals, né en 1876, arrive relativement tard sur le marché : ce n’est que le 15 janvier 1915, à New York où il réside depuis peu, que la firme Columbia grave ses quatre premiers enregistrements, parmi lesquels figure le Largo de Haendel :




(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Oubliez les gratouillis, et écoutez l’essentiel, la musique. Vous remarquez sans peine la différence d’interprétation. Grünfeld prend son temps, use et abuse du portamento (le glissement audible d’une note vers une autre). Son tempo est approximativement de 48 à la noire, avec de nombreux ralentis. Le jeu de Casals est plus rapide (autour de 60 à la noire), plus régulier, avec un emploi beaucoup plus sobre et léger du portamento. Les deux violoncellistes n’ont visiblement pas la même conception de la pièce.





Beaucoup de partitions et d’enregistrements portent en titre la mention « Célèbre Largo ». Une notice de concert du Columbian Conservatory of Music, publiée en 1910, indique que « Cette oeuvre célèbre (…) est l’une de ces compositions fameuses dans le monde entier, qui semblent ne jamais vieillir, et ont été de tout temps aimées par les amateurs de musique. »


De tout temps ? Cette expression suscite inévitablement chez moi une certaine méfiance. Elle est en général utilisée par ceux qui veulent signifier l’immense intérêt de leur sujet, en lui conférant un statut d’importance intemporelle. Mais si la célébrité du Largo est incontestable de nos jours, en a-t-il été de même autrefois ? Ne reculant devant aucun sacrifice pour éclairer mes lecteurs, je me suis plongé dans les sources du passé (journaux, partitions) qui pourraient nous renseigner (en réalité j’adore ça, farfouiller dans les vieux documents ; on y trouve parfois des pépites rares).

« De tout temps » certes, mais évidemment après Haendel, mort en 1759. Il se trouve que les Anglais, non contents d’avoir adopté le compositeur allemand, ont régulièrement organisé en son honneur de grandes cérémonies commémoratives. Nous avons le programme précis de la première, en 1784, publié par Charles Burney l’année suivante :




Cinq journées de concerts divers et variés, mais aucune trace du « célèbre Largo ». Bien sûr il y a des mouvements intitulés « largo » dans les concertos, les airs d’opéra ou d’oratorio interprétés lors de ce festival, mais rien qui ressemble de près ou de loin au nôtre.


Serons-nous plus chanceux par la suite ?

Non.

Rien dans la presse anglaise, en Allemagne, en France, aux Etats-Unis. Aucune partition. Nada, niente, nothing.


Le « Largo de Haendel » serait-il alors, comme « L’Adagio d’Albinoni » ou « L’Ave Maria de Caccini », une fabrication moderne faussement attribuée à un compositeur célèbre ? Quelle que soit la réponse, on devrait bien pouvoir repérer son apparition dans le monde musical...




Rien, effectivement, jusqu’en 1876.


Mais - heureuse surprise - le 29 décembre 1876 un journal de Leipzig, le Musikalische Wochenblatt, annonce la publication de « Nouveautés », parmi lesquelles notre Largo, sous le titre « Das berühmte Largo », « le célèbre Largo »:



« Haendel, G.F., Le célèbre Largo, à l’affiche des concerts et soirées artistiques de la Société des Amis de la Musique à Vienne, dans l’arrangement pour violon solo, violons, alto à l’unisson, harpe et grand orgue de J. Hellmesberger ». Suit une liste d'autres arrangements de l’œuvre par un certain Zellner.


« Le célèbre Largo » ? L’expression relève peut-être du génie commercial, comme les « Vu à la télé » qui, dans la publicité contemporaine, sont censés garantir la qualité du produit proposé. Josef Hellmesberger, violoniste viennois, se fait donc le promoteur d’un « célèbre Largo » que personne ne connaissait avant lui. Il est aussi possible, plus prosaïquement, qu’il ait testé son arrangement dans des concerts à Vienne, et que, devant le succès rencontré, il ait décidé de le rentabiliser en le publiant.


C’est incontestablement une réussite : dès l’année suivante, le Largo est donné en Allemagne, en Angleterre, en France, aux États-Unis, et les partitions prolifèrent. Fait remarquable, l’œuvre est souvent bissée ou redemandée, comme à Londres, au Crystal Palace, le 17 mars 1877. Extrait du compte rendu paru dans le Musical World du 31 mars :

« Une autre nouveauté était un largo de l’un des concertos de Haendel, arrangé par M. Helmesberger pour violon, harpe et orgue, avec accompagnement d’instruments à cordes (…) bissé. »


L’année suivante, le 2 mars, dans le même cadre, l’œuvre est donnée à nouveau, avec cette précision dans l'annonce : « sur demande particulière » (Musical World du 2 mars) :

Deux mois plus tard, le Musical World du 20 mai 1878 annonce une nouvelle exécution :

« Le célèbre « LARGO » de Haendel, pour violon solo, violoncelle, harpe et orgue, sera joué le 20 mai (…). Cette composition a récemment été jouée avec un immense succès dans les concerts du Musikverein à Vienne, et les concerts du Conservatoire de Musique à Prague ». Le compte rendu du concert dans le même journal en date du 25 mai précise qu’il a fallu bisser l’œuvre :


Aux États-Unis, l’orchestre de Théodore Thomas, qui se produit dans tout le pays, joue régulièrement le Largo à partir du printemps 1877 : le 7 avril à New York, le 16 juillet à Chicago, dans un programme « sur demande » :

Au Gilmore’s Garden de New York, en 1878, il est donné quatre fois en moins de trois mois, les 30 mai, 2 juin, 17 juin et 11 septembre.


En France, même si l’œuvre est connue dès 1877, le succès semble venir un peu plus tard, mais une fois installée dans le répertoire, elle est fréquemment donnée au concert ou à l’église. C'est ainsi qu'à Angers, par exemple, elle est jouée dans le cadre des « Concerts Populaires » en novembre 1888, en novembre 1898 (2 fois : concert et messe), en février et mars 1899, en février 1903, et lors d’un concert spirituel en novembre 1906. A Montauban, les « Concerts de la Société archéologique » programment le Largo en 1891, 1894, 1896, 1907. On pourrait multiplier presque indéfiniment les exemples.


Le « Célèbre Largo de Haendel » n’existe pas avant 1876 ; il est omniprésent après.

(à suivre)

50 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page