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  • François Picard

Sur un soupir de Joseph Haydn

Dernière mise à jour : 13 avr. 2021

« Il pèse des œufs de mouche dans des balances de toiles d’araignée », aurait dit un jour Voltaire à propos du théâtre de Marivaux.

Je voudrais ici évaluer le poids d’un soupir de Joseph Haydn.


Jusqu’en 1961, date de la redécouverte du concerto en do majeur, le concerto en ré a été considéré comme le seul concerto pour violoncelle écrit par Haydn. Et encore sa paternité a-t-elle longtemps fait l’objet de discussions. Le Lexicon de Gustave Schilling publié à Stuttgart en 1837 affirmait en effet, sous la signature d’un certain « A. » non identifié, que le véritable auteur en était Anton Kraft, violoncelliste virtuose et compositeur, membre de l’orchestre que dirigeait Haydn chez le prince Esterhazy.



« Ce concerto de Kraft est précisément le concerto pour violoncelle qui, plus tard, au moment de la mort de Haydn, a été publié comme sa propriété et sous son nom (à Offenbach chez André) et qui jusqu’ici a été considéré comme une œuvre authentique de Haydn, alors que l’auteur de ces lignes tient de la meilleure source qu’il appartient à notre Kraft. »


Le manuscrit original, signé (« di me giuseppe Haydn ») et daté (1783) de la main de Haydn, a été retrouvé au début des années 1950, ce qui a mis un terme au débat.




L’article du Lexicon laisse entendre que l’éditeur André aurait attendu la mort de Haydn, en 1809, pour publier le concerto sous le nom du compositeur le plus célèbre de l’époque, et ce pour d’évidentes raisons commerciales.

Cette édition (« d’après le manuscrit original de l’auteur »), sous forme de parties séparées, date en réalité de 1803 ou 1804.



On peut lire un peu partout qu’elle est restée longtemps la seule source accessible, et que c’est l’édition de François Auguste Gevaert, publiée en 1890, qui a assuré la diffusion de cette œuvre. Ce n’est pas totalement vrai, mais il est exact que cette nouvelle édition a constitué pendant longtemps l’unique partition de référence pour les interprètes.



La page de titre indique que le concerto a été révisé, et qu’il bénéficie d’une nouvelle instrumentation par F. A. Gevaert.

Notre réviseur ne s'est pas contenté de corriger d'éventuelles erreurs : l’orchestration a été « enrichie » par l’ajout de flûtes, de clarinettes et de bassons (l’original comprend seulement, en plus des cordes, deux cors et deux hautbois) et par ailleurs souvent alourdie. Il a procédé à des coupures (43 mesures dans le premier mouvement) et à des ajouts (16 mesures dans le troisième).


Le texte musical lui-même a subi des modifications parfois importantes.

Voici par exemple la version originale des mesures 60-65 :


Qui deviennent sous la plume de Gevaert :


C’est la deuxième ligne qui est intéressante. Haydn propose d’abord un jeu de montagnes russes sur l’arpège de mi majeur, puis une formule insistante sur une base (les spécialistes diraient "une pédale") de mi : ré#- mi- mi suivi de do-ré-mi ; dans la mesure suivante le rythme se détend pour préparer le point d’orgue.


Gevaert trouve sans doute tout ceci trop banal : l’arpège est alors réduit en amplitude, mais enrichi de broderies systématiques au demi-ton inférieur, et la mesure suivante n’a plus rien à voir avec l’original. On notera aussi qu’après le point d’orgue le texte n’est pas le même : en fait il saute six mesures.


Le tout premier enregistrement de ce concerto a été gravé en 1928 par Guilhermina Suggia :



Comparons son interprétation de ce passage avec celle, récente, de Jean-Guihen Queyras :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Vous avez entendu la différence (je ne parle évidemment pas de la qualité sonore...) : ils ne jouent pas le même texte. Suggia utilise l’édition Gevaert, et Queyras l’édition originale.


Jusque dans les années 50, tout le monde, à une exception notable près, joue la version Gevaert, comme Pablo Casals, qui déclarait pourtant : « J’ai toujours respecté, dans mes concerts, la version originale… » (J. M. Corredor, Conversations avec Pablo Casals, 1955, p. 199). Mais c'est bien la version Gevaert qu'il grave à Londres en octobre 1945 (cet enregistrement ne sera pas publié à l’époque, mais il est disponible aujourd'hui). Même chose pour Paul Tortelier en 1947, Pierre Fournier en 1951, et bien d’autres.

En 1960 une importante maison américaine met encore cette édition sur le marché (la partition est toujours en vente aujourd’hui) :



On n’est donc pas surpris de voir en 1960 une étudiante de Berkeley jouer devant Casals, lors d’un cours public, le concerto de Haydn dans cette version (notre passage est à 3’10) :



L’exception notable, c’est Emanuel Feuermann. Le 9 octobre 1935 il donne le concerto à Vienne; dans le Wiener Tag de la veille il a déclaré :



« Pour la première fois je vais jouer à Vienne le célèbre concerto pour violoncelle de Haydn dans la version originale, que j’ai reconstruite d’après l’autographe conservé dans la Bibliothèque d’État de Prusse, que j’ai photographié page par page. Il s’agit surtout d’importants changements dans la partie soliste, à laquelle ont été ajoutés au cours du temps certains embellissements virtuoses qui sont stylistiquement étrangers au caractère de l’original, mais ont été inclus dans des éditions plus tardives de Haydn, comme celle de Gevaert à Bruxelles. »


Ce concert diffusé sur les ondes de la radio est annoncé par le Neues Wiener Journal comme un événement particulier; ce sera « la première exécution de la version originale » (Erstauffürung der Urfassung) du concerto :



Cette même année 1935, le 25 novembre, Feuermann enregistre l’œuvre à Londres :



Le manuscrit sur lequel il s’est appuyé n’est pas, comme il l’a cru, l’autographe de Haydn (qui n’a été découvert en Autriche qu’après 1950) ; c’est une copie réalisée à partir de l’édition de 1804. Par ailleurs lui-même n’est pas toujours tout à fait fidèle au texte, et par exemple il coupe lui aussi six mesures après le point d’orgue de notre premier extrait. Mais enfin cet enregistrement fait entendre autre chose que la version communément admise jusque-là :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


En réalité, d’autres éditions avaient vu le jour avant 1935. Vers 1905, Julius Klengel avait publié chez Peters (à Leipzig) une version (pour violoncelle et piano) assez proche de l’original. Plus tard (vers 1934 ou avant ?) Kurt Soldan s’était appuyé sur le manuscrit de Berlin pour son éditer sa partition, très respectueuse du texte, elle aussi chez Peters.


Feuermann avait-il eu connaissance de ces éditions ? Il faut reconnaître que nous n’en savons rien.


Quoi qu’il en soit, ces tentatives de rendre au concerto sa forme originale sont restées sans lendemain, et l’on a vaillamment continué à utiliser la version Gevaert pendant encore une bonne vingtaine d’années.


Et le soupir de Haydn ? Nous y venons.


Je vous propose d’écouter à la suite quatre interprétations d’un court extrait du premier mouvement (mes. 173-175). Comme dans l’émission « La tribune des critiques de disques », je ne donne pas le nom des violoncellistes, mais ce sont tous des interprètes, hommes ou femmes, de premier plan :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Au-delà des différences flagrantes de conception qui caractérisent ces interprétations, il y a une petite différence de texte. L’avez-vous repérée ? N’hésitez pas à écouter à nouveau… C’est à la fin de la montée dans l’extrême aigu.


Une seule de ces versions suit l’édition Gevaert, et pourtant, sur les deux derniers temps de la mesure de montée, les interprètes 1 et 2 ne jouent pas la même chose que les deux autres : quatre notes (avant le saut sur le la d’en bas) d’un côté, trois de l’autre.


Examinons cela de plus près :


Gevaert écrit :

Alors que l’édition de 1804 porte (je passe sur la modification des ornements) :



La quatrième note, le si aigu, est donc un ajout de Gevaert ; Haydn a écrit un silence, un demi-soupir, et demande donc une petite interruption avant la suite.


Les deux éditions signalent (flag. pour flageolet, flautino) que ces notes doivent être produites en « sons harmoniques », c'est-à-dire que le doigt de la main gauche effleure la corde, de façon à produire un son flûté. Le premier interprète (enregistré en concert en 1952, ce qui explique la médiocre qualité du son) suit la partition Gevaert et ses indications.

Le deuxième violoncelliste, qui ne joue pas la version Gevaert, ajoute cependant ici la quatrième note, le si aigu, mais ne respecte pas l’indication de jeu en harmoniques : il appuie vigoureusement sur la corde avec la main gauche et avec l’archet, conférant ainsi à ce passage une forte intensité (et c'est à mon avis un contresens).


Cependant, puisque nous avons la chance d’avoir le manuscrit autographe de ce concerto, voyons ce qu’il nous dit sur cette mesure :



Partagez-vous ma surprise ? Au-dessus du demi-soupir, Haydn a noté un point d’orgue : il faut donc que le silence se prolonge un moment, au-delà de sa stricte valeur solfégique. L’édition de 1804 a omis ce détail, et comme elle a servi pendant longtemps de référence pour ceux qui cherchaient à retrouver la version originale, le point d’orgue a disparu de la circulation…


Les interprètes 3 et 4 observent ce silence. Qu’ils aient eu connaissance de l’indication de Haydn, ou qu’ils aient choisi par instinct musical d’allonger le demi-soupir (pour lui donner au moins la valeur d’un soupir), ils ont compris que le compositeur souhaitait en quelque sorte suspendre le temps avant de relancer le mouvement. L’interprétation 3 me gêne cependant par son côté trop romantique et le maintien de son large vibrato sur les notes harmoniques (en particulier sur la dernière, qui est de plus tenue de manière prolongée avec l’archet – le point d’orgue est sur le silence, pas sur la note qui le précède) ; celles-ci devraient, me semble-t-il, sonner de manière aérienne, devenir presque irréelles, avant le retour sur terre à la mesure suivante.


Un demi-soupir et un point d’orgue : presque rien en apparence, et pourtant dans ce presque rien se joue toute une conception de l’interprétation musicale. D’abord le respect du texte ; ensuite la compréhension d’un langage et d’un style. Haydn n’est pas Brahms ni Tchaïkovski. Ce n’est pas mieux ni moins bien : c’est autre chose, une autre syntaxe, une autre façon de s’exprimer, et sa musique n’a pas besoin d’être lourdement surlignée pour exister dans toute sa plénitude.


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