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  • François Picard

Révélations sur le menuet ! Les témoins parlent…

Dernière mise à jour : 19 avr. 2021

Si je vous dis « forlane » ou « passepied », vous levez un sourcil interrogateur. Si je dis « menuet », vous n’hésitez pas :

Oui, vous le savez, le menuet est une danse. Mais quel type de danse ?


En cette fin d’année 1958, Pierre, professeur de Lettres, fait étudier en classe Le Bourgeois gentilhomme de Molière. Comme chacun (ou presque) le sait, Monsieur Jourdain, le personnage principal, désire apprendre le menuet. Pierre, enseignant consciencieux, cherche à en savoir plus. Par chance, la revue Documents pour la classe, n° 41, d’octobre 1958 propose justement un article sur la question :


Pierre va donc expliquer à ses élèves que « le menuet est une danse grave, lente ».


Cinquante ans plus tard, Nathalie, professeur de piano, confie dans son blog qu’elle est amenée à faire jouer des menuets à ses élèves, mais que, consciente de son ignorance en la matière, elle s’est informée en lisant des articles, en feuilletant des livres, en fouillant dans les bibliothèques, et elle livre à ses lecteurs le résultat de son enquête :

C’est, écrit-elle, une danse « élégante, raffinée, subtile, sage, stricte, noble (…). Le menuet a traversé deux siècles avec succès, toutefois il devient plus léger au XVIIIe siècle, gai, souvent dans un mouvement plus rapide ».


Tout récemment, Claire Paolacci, dans son ouvrage Danse et musique, publié en 2017, indique également un tempo modéré :

Elle ne mentionne cependant pas une évolution de ce tempo au siècle suivant, sauf à la fin, quand le menuet est intégré comme mouvement dans les nouvelles formes de la symphonie et du quatuor, chez Haydn en particulier : de modéré le mouvement deviendrait « plus rapide et plus gai ». Mozart et Beethoven donneraient au menuet « encore plus de prestesse et de vigueur au point qu’on le pense à un seul alors qu’il reste à trois temps ».


Le menuet, danse grave, lente, modérée, serait devenu plus rapide à la fin du XVIIIe siècle, quand il n’est plus dansé mais simplement joué ?


Ce n’est pas exactement ce que pensent et disent les contemporains.


Comme souvent, le problème vient d’une méconnaissance des sources originales, à laquelle s’ajoute parfois une conception « fixiste » des choses (un menuet, c’est un menuet, un piano c’est un piano, etc.) sans que soit prise en compte l’évolution historique. Un piano de 1850 ne ressemble pas à un instrument de 1780. Qu’en est-il du menuet ?

Je laisserai de côté la définition des pas et de leur enchaînement, les nombreuses variantes chorégraphiques, même si c’est un sujet intéressant, et qui n’est d’ailleurs pas sans conséquences sur l’objet de mon article : le tempo de cette danse.

Cette question n’est évidemment pas la seule que doit se poser le musicien face à la partition, mais c’est la première. Quant à l’auditeur, si mince que soit sa culture musicale, il percevra immédiatement une différence de vitesse entre deux interprétations.


Exemple : Water Music de Haendel, menuets I et II de la troisième suite (désolé pour les publicités intempestives et imprévisibles – pensez à arrêter la vidéo, sinon YouTube va vous proposer de continuer avec autre chose) :


Version A


version B


Version C


Les mêmes notes de musique, trois atmosphères vraiment différentes…


Mais que souhaite donc un compositeur quand il intitule une pièce : « menuet » ?


Retour aux sources : je vous propose un panorama chronologique de ce que disent les textes. On en trouvera dans la section « études » de ce site la version originale. Je me limiterai ici à l’essentiel de ces témoignages :


1668 « un sautillement propre aux gigues, aux menuets et autres semblables » (Bacilly)

1689 « un peu vif (etwas hurtig) » (Kuhnau)

Vers 1690 « mouvement très vif et rapide (very quick & rapid movement) » (manuscrit Talbot)

1694 « air à danser dont le mouvement est fort vite » / « mesure vite et gaie » (Dictionnaire de l’Académie française)

1695 « le plus gaiement que sans précipitation faire se pourra aux courantes, menuets, et plusieurs autres pièces » (Muffat)

1697 « la chaconne se bat très légèrement, le menuet vite, et le passepied très vite » (Masson)

1702 « on joue [les menuets] fort gaiement » (Saint-Lambert)

1703 « danse fort gaie » ; le mouvement est « toujours fort gai et fort vite » (Brossard)

1722 « pour le [mouvement] léger, la chaconne ; pour le vite, le menuet ; pour le très vite, le passepied » (X = Borin)

1726 « le tempo est bien plus vif (much brisker) » que dans les autres mouvements cités; la battue se fait par deux mesures (Tomlinson)

1747 « mouvement très léger » (Denis)


Rien n’indique, on le voit, que cette danse ait eu dans cette période un caractère grave, lent ou juste modéré. C’est même tout le contraire.


Vers le milieu du XVIIIe siècle (au moment où l’esthétique musicale baroque laisse place au style galant), on peut noter un changement progressif :

1752 « air à trois temps d’un mouvement modéré » (Rameau-d’Alembert)

1757 « La mesure à trois temps simples est d’ailleurs si pressée pour le vrai mouvement du menuet que la main n’a pas tout le temps nécessaire pour marquer chaque temps (…). » Il faut alors battre à la mesure. (Choquel). Modération n’est donc pas synonyme de lenteur.

1762 « [Brossard] dit que cette danse est fort gaie, & que le mouvement en est fort vite. Ce n’est pas tout à fait cela. Le caractère du menuet en est plus modéré que vite (…) ; noble et élégante simplicité » (Rousseau dans l’Encyclopédie, texte repris dans son Dictionnaire de musique, en 1768)

1763 « cette danse étant la plus noble & la plus grave, elle est aussi la plus difficile.» (Josson)

1777 « Cette danse l’emporte, sans contredit, sur toute autre, tant par sa noblesse que par sa gravité. » (Bacquoy-Guédon)

1787 « mouvement modéré » (Meude-Monpas)


« Rapide », « vif », « gai », « modéré », « noble », « grave » : ces adjectifs marquent clairement une évolution dans le sens d’un ralentissement. Mais ces termes peuvent être appréciés avec une certaine subjectivité. Disposerions-nous d’un élément « objectif », d’une référence, qui nous permettrait d’attribuer au menuet, selon l’époque, un tempo incontestable ? Le métronome que nous connaissons n’a été inventé que beaucoup plus tard, dans les années 1810. Il a été cependant précédé par différents « pendules », comme le « chronomètre » de Loulié, au moyen desquels on essayait de définir précisément le mouvement d’un morceau de musique.

L’usage de ces instruments est l’objet de débats entre spécialistes, et j’avoue ne pas avoir d’opinion bien arrêtée sur la question.

Il y a par contre deux textes, tous deux publiés au milieu du XVIIIe siècle, qui me paraissent fournir une indication assez précise sur la vitesse à laquelle on jouait les menuets à cette époque.

Le premier, le plus connu, se trouve dans l’Essai de Johann Joachim Quantz, paru en 1752. Quantz utilise les battements du pouls, qu’il fixe à 80 par minute chez un sujet « normal ». Pour le menuet « on compte sur deux noires un battement de pouls ». Cela fait donc une noire à 160 / minute, et une mesure de menuet (trois noires) à environ 53 / minute.

Le deuxième texte n’a pas été écrit par un musicien, mais par un médecin, François-Nicolas Marquet. Dans sa Nouvelle méthode facile et curieuse pour apprendre par les notes de musique à connoître le pous de l'homme (…), publiée en 1747, il fixe à 60 battements par minute « un pouls tranquille et tempéré », soit un battement par seconde. Il faut croire qu’au XVIIIe siècle le Français est plus calme que l’Allemand…

Quoi qu’il en soit, Marquet indique que ce pouls « tranquille et tempéré » correspond exactement au tempo du menuet : « si en chantant ou en jouant un menuet (…) l’on touche un pouls tempéré, il en battra la mesure. » Et il joint la planche suivante, où l’on voit clairement la correspondance entre la pulsation (ligne du haut) et la mesure :


La mesure à 60, et donc la noire à 180, c’est pour le menuet un tempo considéré comme habituel par notre médecin en ce milieu du XVIIIe siècle ; il suppose que son lecteur (lui aussi médecin) le connaît bien, puisqu’il lui propose de l’utiliser comme référence lors des prises de pouls.

Nous ne sommes pas très loin de la noire à 160 donnée par Quantz. Le métronome moderne étant lui aussi construit sur la base de 60 battements à la minute, on peut donc y transposer directement les valeurs indiquées par nos auteurs.

Il paraît alors évident qu’un menuet, à l’époque baroque, doit être joué au moins à ce tempo, et même plus vite au XVIIe siècle, les valeurs de 160/180 correspondant à l’usage des années 1740-1750, au moment où le menuet commence à ralentir.


Bon, me direz-vous, c’est bien joli, toute cette arithmétique, mais pour nous pauvres béotiens, qu’est ce que ça signifie ? En termes concrets, ça donne quoi ?


Si nous revenons à nos trois versions du menuet de Haendel (composé en 1736), voici leurs valeurs métronomiques (pour la mesure / pour la noire) :

Version A : 54 / 162

Version B : 32 / 96

Version C : 36 / 108

Avec une noire à 162, la version A se situe dans la norme définie ci-dessus. Les autres sont beaucoup trop lentes.


Je vous propose un voyage dans le temps, au moment où le menuet devient célèbre, plus précisément à la cour de Louis XIV. En octobre 1670, Le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet (texte de Molière, musique de Lully) est donné au château de Chambord. La télévision royale (oui, ça existait déjà) a filmé (en couleurs !) ce spectacle, qui se termine par un grand « Ballet des nations », à la fin duquel sont dansés et chantés deux menuets. Ne soyez pas surpris par la prononciation française de l’époque...

Vous allez directement à 1:27:30



Vivacité et gaieté sont bien au rendez-vous ! Le tempo est d'environ 66 (je donne désormais le tempo à la mesure ; plus le nombre est élevé, plus c’est rapide).


Entre 1717 et 1723, J. S. Bach compose beaucoup de musique instrumentale pour l’orchestre du prince Léopold de Cöthen, dont il est le maître de chapelle.

En 1721 il réunit six « Concerts avec plusieurs instruments » pour les offrir au margrave de Brandebourg, d’où le nom de « Concertos brandebourgeois » qui leur a été donné par la suite.

Le premier de ces concertos comprend deux menuets.

Bach connaissait parfaitement la musique et les danses françaises. Les princes allemands, cherchant à imiter Louis XIV, se faisaient construire de beaux châteaux et entretenaient des orchestres de qualité. Les musiciens et professeurs de danse français étaient très nombreux dans le pays.

Les deux menuets du premier Concerto brandebourgeois se réfèrent clairement au modèle de Lully : le deuxième est un trio pour deux hautbois et basson, comme chez le musicien versaillais.


La discographie de ces concertos est pléthorique, et vous trouverez sans peine de multiples enregistrements sur les sites internet habituels.

Vous devinez la question : comment ces menuets sont-ils envisagés par les différents chefs ?

Vous vous doutez de la réponse : de manières extrêmement différentes.


Je laisse de côté les versions pionnières enregistrées en 78 tours, comme celle dirigée par Alfred Cortot, en 1933, ou celle d’Adolf Busch, en 1936. Les tempi sont très « modérés » : mesure à 38 pour le premier, à 34 pour le second. On sent chez eux, comme chez beaucoup d’autres après eux, qu’ils conçoivent le menuet dans l’esprit défini par Rousseau : « noble et élégante simplicité », la « noblesse » se transformant parfois en une solennité assez lourde, comme chez Hermann Scherchen, en 1956 (tempo à 30 - il a enregistré une version encore plus lente en 1960) :


L’immense majorité des enregistrements modernes propose des tempi autour de 45, ce qui reste tout de même bien en deçà des valeurs données par Quantz et Marquet au milieu du XVIIIe siècle (53 et 60). Certes, comme le signalait déjà Saint-Lambert en 1702, « il y a des menuets de clavecin qui ne se jouent pas ordinairement si vite » que les menuets dansés. Mais entre 45 et 60 (sinon plus, quand on considère les tempi de Lully), il y a de la marge. Quelques orchestres ont proposé récemment des versions un peu plus rapides, comme par exemple l’ensemble I Barocchisti (mesure à 50) :



Mention spéciale tout de même pour un chef hypercélèbre, amateur (entre autres choses) de bolides et de jets privés, dont je persiste à penser qu’il n’a jamais compris grand-chose à J. S. Bach : j’ai nommé monsieur von Karajan.

Voici sa version de 1965 (je jure que je n'ai pas trafiqué l'enregistrement) :



Karajan avait sans doute lu les Documents pour la classe, n° 41, d’octobre 1958, et il était persuadé que le menuet est une danse « grave, lente »

En 1980, il enregistre à nouveau ces concertos ; on lui a peut-être donné quelques conseils. Il a pu également s'informer en écoutant d’autres enregistrements, en lisant des livres ou articles musicologiques parus entre-temps (je n'y crois pas vraiment)... Il consent à accélérer un peu, mais pas trop :



Quel progrès : la mesure est passée de 21 à 27 ! A la place du menuet, j’aurais porté plainte.


Il serait arbitraire de décider d’un tempo fixe et permanent pour le menuet de l’époque baroque, d’autant qu’une interprétation se caractérise aussi par d’autres éléments, comme le phrasé, l’articulation, les nuances. Mais si une valse peut être plus ou moins rapide, elle garde néanmoins les caractéristiques de la valse ; pour ne rester qu’avec un exemple, celui de l’opus 34 de Chopin, les première et troisième valses sont notées « vivace », la deuxième « lento ». Celle-ci n’est quand même pas jouée comme une marche funèbre…


Un menuet baroque doit être vif, rapide, gai. Je n’ai pas abordé la question des menuets chez Mozart ou Beethoven, mais n’oublions pas qu’au XIXe siècle, dans les symphonies et quatuors, le menuet (qui disparaît des salons avec l’arrivée de la valse) va être remplacé par le scherzo, mot signifiant « jeu, plaisanterie », impliquant un tempo lui aussi très alerte.


Voici pour terminer la version la plus rapide que je connaisse. Elle est due à l’ensemble « Café Zimmermann ». Je vous préviens, ça décoiffe, d’autant que les interprètes ont choisi de faire jouer les cors de façon très « rustique ». Ce parti-pris n’est pas illégitime, comme nous le verrons le jour où je vous parlerai de l’arrivée du cor dans la musique « savante ». Mais, quand même, ça surprend. Le tempo est à 66 :



N’hésitez pas à réécouter, pour vous nettoyer l’oreille des Karajan et autres Scherchen…



Note : Les documents en version originale sont à télécharger à partir de la page études de ce site.





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