top of page
Rechercher
  • François Picard

Bréval, Blainville, Masse, Feuillard : bidouillages et complicités

Dernière mise à jour : 15 févr. 2021


Attention : cet article est


et, par dérogation, aux professeurs de conservatoire.


Des contrôles peuvent être effectués.




Tu n’étais pas invité à la Maison Blanche, à Washington, le 29 novembre 1962, et tu le regrettes ; les services du protocole avaient dû t’oublier.

Ce soir là, un certain Yo-yo Ma, sept ans, se produisait devant le président Kennedy et son entourage. La soirée était animée par Leonard Bernstein.

Le jeune Yo-yo, accompagné au piano par sa sœur Yeou-Cheng, a joué le premier mouvement du « concertino en la » de Jean Baptiste Bréval.

Par chance la soirée a été filmée, et on peut aujourd’hui revivre ce moment (ceux qui ne comprennent pas l’anglais peuvent sauter la belle présentation de Leonard Bernstein en allant directement à la deuxième minute) :


Bréval, le compositeur des débutants…


Tu aimais bien son « concerto n° 2 en ré majeur », surtout le dernier mouvement, le rondo. Tu utilisais naturellement, comme tout le monde, la version publiée en 1938 par Louis-Raymond Feuillard et sans cesse rééditée depuis.


Mais depuis quelque temps tu as des doutes sur certains coups d’archet, certaines articulations : tu sais qu’en 1938 on n’était pas vraiment à cheval sur la fidélité au texte. Tu voudrais bien consulter la version originale, maintenant qu’avec le net on peut trouver une foule de documents inaccessibles jusqu’ici.

Tu pars donc à la pêche au chalut (« net » en anglais signifie « filet »), et ce que tu ramènes est assez étonnant.


Tu savais que Feuillard avait publié deux concertos de Bréval, le premier en sol, le second en ré, chez Delrieu, dans les années 1930. Tu apprends que Bréval en a en réalité composé sept, dont le premier, op. 14, est en la, et le second, op. 17, en sol. Tu te dis que ce n’est pas grave, la numérotation pouvant avoir été flottante, d’autant que Feuillard n’indique pas de numéro d’opus…


Impossible toutefois de mettre la main sur la version originale de ce « deuxième concerto en ré », jusqu’au moment où, explorant l’œuvre de Bréval, tu jettes un coup d’œil sur ses sonates pour violoncelle… et là, tout commence à s’éclairer. Feuillard a tout simplement fait son marché en « arrangeant » divers mouvements pris dans les sonates des opus 28 et 40, œuvres « faciles » explicitement destinées aux débutants par leur auteur, pour fabriquer les « concertinos » et « concertos » qu’il a édités.



Mais quand on ouvre la partition, et qu'on lit :



on peut légitimement penser que ce concerto est réellement une œuvre de Bréval, que L.-R. Feuillard aurait simplement revue, en arrangeant un accompagnement pour piano...

Le détail des divers bricolages (les modifications sont parfois importantes) est exposé dans la section « Études » de ce site. Le bouquet, c’est quand même que le deuxième mouvement de ce « concerto » n’a rien à voir avec Bréval : c’est un adagio de Jean Pierre Duport (4e sonate de l’opus 3). Feuillard a sans autre forme de procès intégré cette pièce dans son « concerto n° 2 en ré ».

Quant aux « concertinos » 4 et 5, tu finis par découvrir que ce sont des fabrications de Pierre Ruyssen à partir d’études prises çà et là dans le Traité du violoncelle de Bréval (op. 42).


Tu te dis que ce sont de drôles de méthodes, et qu’ils auraient pu au moins mentionner l’existence des œuvres originales utilisées. Mais on est dans les années 1930, c’est une autre époque, on n’avait pas les mêmes exigences qu’aujourd’hui en matière d’authenticité…


Ton voyage dans l’univers du net et sur YouTube te montre cependant que l’on continue aujourd’hui à vendre et à jouer ces partitions comme si elles étaient des œuvres originales, en France comme à l’étranger.


Et tu penses alors avec tristesse à ce pauvre Jean Baptiste Bréval, qui n’avait rien demandé de tout cela et qui aurait préféré qu’on s’intéresse aussi à ses autres compositions, éclipsées par les arrangements pédagogiques de M. Feuillard.


Un vers de Baudelaire te revient en mémoire :

« Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs ».


Et justement, à propos de morts, il y en a un autre qui a dû se retourner dans sa tombe quand M Feuillard, toujours lui, a publié en 1935 une « Sonate ancienne pour violoncelle et piano » sous le nom de « C. M. Blainville (1711 – 1769) ».



Le compositeur en question doit être Charles Henri Blainville (1711-1769). Conséquence d'une mauvaise lecture ? C. H. est devenu C. M. sur la partition.


Un avertissement au dos de la page de couverture attire ton attention :



Si tu comprends bien, L. R. Feuillard, qui affirme posséder le manuscrit original, jamais publié, a en même temps « transcrit » (selon ton dictionnaire, ce verbe signifie « recopier très exactement ») et « traité librement » (c'est-à-dire largement bidouillé) cette œuvre. Et surtout il te menace de poursuites judiciaires si l’envie te prenait d’en faire ton propre arrangement.

Dis donc, tu te dis, c’était pas un rigolo, ce monsieur Feuillard !

Mais le compositeur qui souffre post mortem, ce n’est pas Blainville, c’est Jean Baptiste Masse (1700-1757).


Car l’original de cette « sonate ancienne » appartient en réalité au premier livre de ses Sonates à deux violonchelles (forme française dérivée de la prononciation italienne du mot violoncello), publié en 1736 (c'est la deuxième du recueil) :



Sans véritable surprise, l’examen de la partition te montre que le docteur Frankenstein a encore frappé, et tu constates l’ampleur des modifications effectuées par le transcripteur/arrangeur : changements de texte, de tessiture, de mouvement, de tonalité, d’articulation (les détails dans la section « Études » de ce site). Le « traitement » a effectivement été très « libre »…

Reste à faire savoir, pour rétablir le « droit moral » de J. B. Masse sur son œuvre, la vérité sur la pseudo « Sonate ancienne de Blainville » ; et demander dans le même esprit, par respect pour la mémoire de Bréval, qu’on arrête d’annoncer des prétendus « concertos » et « concertinos » qu’il n’a pas écrits tels qu’on nous les présente.


Et là, tu vois que ça ne va pas être de la tarte. Comme leur nom l'indique, les conservatoires conservent, y compris les pires habitudes. Ils inscrivent encore fréquemment aujourd’hui ces « œuvres » dans les programmes d’examens. Les éditions Delrieu continuent donc de publier ces partitions ( toujours avec l’avertissement de Feuillard sur les poursuites judiciaires), que les élèves sont obligés d’acheter, les photocopies étant légitimement interdites dans les auditions et les examens.


Un exemple récent parmi d’autres, le programme d’entrée en classe de violoncelle dans un grand conservatoire en octobre 2020 :



On pourrait aussi évoquer le pseudo-concerto en ut mineur de Jean Chrétien Bach (parfois même donné sous le nom de Jean Sébastien, fabriqué par Henri Casadesus au XXe siècle), la sonate dite de Sammartini (en réalité de Berteau), le prétendu « concerto pour violoncelle » de Fiocco, (construit par Bazelaire à partir des pièces de clavecin de ce compositeur), ou la « sonate en sol pour deux violoncelles de Haendel » (transcription moderne d’une sonate en trio pour deux violons et basse)…

Le tout parfois présenté avec une conception étrange de la périodisation (Telemann et Haendel classés dans l’époque « XVIe/XVIIe siècle » !) :


Des programmes comme ceux-là, on en trouve des dizaines (tous récents). Ils ont été élaborés par des enseignants diplômés, visés et validés par des directeurs non moins diplômés !


Mais pourquoi imposer encore et toujours ces arrangements douteux, stylistiquement dépassés, à une époque où l’on devrait insister sur la nécessité d’une interprétation aussi respectueuse que possible du texte et du langage musical d’un compositeur ? N'existe-t-il pas une bonne et authentique littérature musicale pour les débutants ? Et si l'on veut faire jouer Bréval, pourquoi ne pas utiliser les versions originales ?


Tu te dis qu’au fond ils s’en fichent pas mal, de Bréval, de Blainville, ou de Masse et consorts. C’est tout juste bon comme exercices pour les gosses, avant d’attaquer les vraies œuvres du vrai répertoire.

Et tu vois là comme une forme de mépris, pour ces compositeurs qui ne méritent certes pas ça, et pour les jeunes (et les moins jeunes qui débutent), jugés incapables de comprendre ce genre de subtilités, et qui n'ont qu'à jouer ce qu'on leur donne.

Pour le détail des bricolages opérés par L R. Feuillard, on pourra se référer au dossier

« Pour aller plus loin » accessible à partir de la section « Études » de ce site.


Allez, une petite consolation : Bernard Michelin (1915-2003) réalise en 1944 ce qui paraît être le tout premier enregistrement d’une œuvre de Bréval. Au début du XXe siècle a été en effet publiée une « sonate en sol », sans plus de précisions, pour violoncelle avec un accompagnement de piano C’est encore aujourd’hui la seule œuvre un peu connue de Bréval, à côté des « arrangements » de Feuillard.


En voici l’adagio :


Un peu de virtuosité ? Voilà le rondo :




Cette œuvre est la cinquième sonate de l’opus 12 (1783). Elle est ici jouée dans sa version originale pour deux violoncelles, par Claudio Ronco et Emanuela Vozza :




55 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page