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  • François Picard

Hector et le marchand de bœufs


Hector n’aime pas ceci, mais alors pas du tout :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir à l'article)


Voici la traduction du texte :


Les cieux immenses racontent la gloire du grand Dieu,

et le firmament lumineux annonce à l’univers

combien sont admirables les œuvres de sa main.


Hector n'est pas content : « La musique de ce morceau, dit-il, est le chant d’un marchand de bœufs revenant joyeux de la foire, plutôt que celui d’un religieux admirateur des merveilles du firmament. »



Ceux qu’il appelle « les athées de l’expression » ne croient pas au caractère particulier du chant religieux, et ne font donc pas la nécessaire distinction entre la musique sacrée et la musique profane. Lui n’entend ici que « jovialité bouffonne ».


Pour appuyer ses dires, Hector va coller d’autres paroles sur cette « grotesque mélodie » :

Ah quel plaisir de boire frais,

De se farcir la panse…



Le compositeur de cette musique indigne ? Le noble vénitien Benedetto Marcello (1686-1739), exact contemporain de Bach et de Haendel. Ici le début du Psaume 18, « I cieli immensi », extrait de l’Estro poetico-armonico (1724-1726).


Soyons honnête et précisons qu’Hector apprécie par ailleurs l’œuvre de Marcello :


Il écrit cela en 1859. Un rapide survol de la presse musicale du XIXe siècle confirme la notoriété des psaumes de Marcello. Quelques exemples de programmes relevés dans le journal Le Ménestrel :


19 avril 1840 :


16 février 1851 :


2 septembre 1855 :


3 mai 1857 :


25 décembre 1858 :

Mais l’œuvre ne fait pas toujours l’unanimité. Dans la Revue des deux mondes du 15 mai 1859, Paul Scudo critique la programmation de la Société des concerts :


Cet appel n’a visiblement pas été entendu, car bien des années plus tard, dans Le Ménestrel du 28 février 1886, le rédacteur (« A. P. », très vraisemblablement Arthur Pougin) manifeste lui aussi quelque agacement, et rejoint Hector dans sa critique :


On mesure ici quelle est, en cette fin de XIXe siècle, la popularité de cet air, dont l’origine basque alléguée me semble au demeurant fort douteuse (un air basque à Venise au début du XVIIIe siècle ?). Et l’on retrouve ce leitmotiv d’une opposition irréductible entre musique sacrée et musique profane : un thème de chanson populaire ne peut accéder à la dignité d’un air religieux. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette épineuse question.

Notons cependant qu’en tête de chacun des huit volumes de l’Estro poetico-armonico, on peut lire l’avertissement suivant (une citation de Virgile) : « Procul este prophani » (« tenez-vous à distance, profanes ») :



Marcello n’avait visiblement pas l’intention d’amuser la galerie en écrivant cet air...


En attendant, force est de constater que le chant du marchand de bœufs intéresse quand même certains compositeurs du XIXe siècle :


En 1847, Charles-Valentin Alkan en publie un arrangement pour piano (Souvenirs des concerts du Conservatoire) :


En 1856, Camille Stamaty (qui fut le professeur de Saint-Saëns) propose une paraphrase pour piano (Concerts du Conservatoire, op. 26 - la paraphrase vraiment virtuose commence à 3'15 ) :



En 1888, Théodore Dubois écrit une adaptation (« Christus resurrexit ») pour baryton solo, chœur, orchestre et orgue. Cette œuvre est restée à l’état de manuscrit.


En 1917, il publie sa version pour orgue (12 Transcriptions pour Grand Orgue) :


Et là, vous apercevez peut-être un problème : Alkan note au début de sa partition « Allegro », donc assez rapide, et précise « soutenu et bien arrêté », qu’on peut comprendre comme « avec intensité et bien décidé ».

Dubois écrit : « Maestoso », c’est-à-dire « avec une lenteur majestueuse », ce qui donne quelque chose comme ceci (vous n’êtes pas obligé(e) d’écouter jusqu’au bout) :


L’intention de Marcello était pourtant claire. Voici ce qu’indique la partition originale de 1724 :


Encore une œuvre victime de la religiosité héritée du XIXe siècle…

Dieu n’étant pas un rigolo, il est indécent de chanter ses louanges de manière trop joyeuse. Lenteur et solennité vont alors transformer le chant guilleret du marchand de bœufs en quelque chose de convenablement indigeste.


Il faut ajouter à cela que la tradition éléphantesque que nous avons déjà vue à l’œuvre à propos du « Largo de Haendel » touche aussi Marcello. La Revue des deux mondes publie en septembre 1859 le compte rendu d’un concert donné à Niort :


Il est très vraisemblable que le psaume en question ait été le nôtre, devenu une véritable rengaine à cette époque. 200 choristes et 150 instrumentistes, annonce fièrement le rédacteur. Une telle masse ne peut qu’entraîner une certaine lourdeur dans l’interprétation.


On trouvera aisément sur Internet de nombreux enregistrements de ce morceau ; on pourra remarquer que c’est l’Italie qui en propose le plus grand nombre, dans des versions de chorales d'amateurs accompagnées tantôt à l’orgue, tantôt par des orchestres variés.

Les Anglo-saxons se spécialisent dans les arrangements pour orgue seul, sous la dénomination « Psalm 19 » (la numérotation des psaumes est en effet variable selon les bibles utilisées).


Toutes ces interprétations sont en réalité des arrangements divers plus ou moins trafiqués, et jusqu’à ces dernières années on ne disposait pas d’un enregistrement de la version originale. Marcello a en effet écrit son œuvre pour quatre voix : alto, deux ténors et basse, le tout accompagné par la basse continue (violoncelle et clavecin ou orgue). Pas de voix de soprano, pas d’orchestre :



Voici donc cette version originale, dans le seul enregistrement disponible à ce jour. Il n’est peut-être pas parfait, mais il a le mérite d’exister…


Je reviendrai prochainement sur d’autres aspects de ce psaume 18 et sur l’œuvre de Benedetto Marcello.


Pardon ? Que dites-vous ? Vous voulez savoir qui est Hector ?


C’est lui :







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