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  • François Picard

« In the ghetto » (con violoncello)

Dernière mise à jour : 30 janv. 2021

Pas le ghetto de Chicago, évoqué par Elvis Presley dans sa belle et émouvante

chanson de 1969, mais l'original, celui de Venise :

plan de 1710


C’est en 1860, sauf erreur de ma part, qu’apparaît pour la première fois en France dans un programme de concert la mention d’un « ancien air juif » arrangé par Benedetto Marcello :

Le Ménestrel, 9 septembre 1860 :

Cet air sera par la suite également proposé avec accompagnement de violoncelles et des paroles latines, et jouira d’un certain succès :


La France musicale, 4 janvier 1863 (noter que Marcello est ici catalogué comme un compositeur du XVIIe siècle…) :


Revue de musique sacrée, mars-avril 1863 :


Le Ménestrel, 20 mai 1866 :


Un air juif avec des paroles latines, c’est un peu curieux, mais c’est dans la logique des adaptations pour l’Église catholique de l’époque, le latin étant obligatoire dans le cadre liturgique. Aucune indication, par ailleurs, sur l’origine de ce morceau, apparemment sorti de nulle part…


Allez, je mets fin à ce suspense insoutenable et vous livre la solution :



Extrait du tome III de l’Estro poetico-armonico, de Benedetto Marcello, publié en 1724, C’est de l’hébreu pour vous ? Pensez que ça se lit de droite à gauche. Pour vous aider, voilà à quoi ça ressemble :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir à l’article)


Cet air, Benedetto Marcello l'a entendu dans une des synagogues du ghetto de Venise. Le texte, « Sha’ar asher nisgar… », a été écrit au XIe siècle par le poète Solomon ibn Gabirol. C’est un chant d’amour, dans le style du Cantique des Cantiques, psalmodié lors de certaines fêtes des Juifs sépharades.


Marcello reprend la musique de cette « Intonazione degli Ebrei Spagnuoli » (Intonation des Juifs espagnols, de rite sépharade) l’harmonise et l’intègre dans son psaume XVIII (celui-là même qui commence par l’air du marchand de bœufs qui plaisait tant à Hector Berlioz, comme nous l’avons vu dans un article précédent). C’est le verset 8. Les paroles n’ont plus rien à voir avec le poème d’ibn Gabirol ; il s’agit ici de célébrer la loi divine « O immacolata, e pura, santa, divina legge ! » (O loi divine immaculée, pure et sainte).


Après l’intonation, la mélodie est d’abord introduite par un violoncelle soliste, puis chantée par la voix d’alto (l’adaptation du XIXe siècle est quant à elle destinée à un ténor) avec un contre chant au violoncelle, avant d’être reprise sous différentes combinaisons par les trois voix (alto, ténor et basse).


Je ne connais pas de version satisfaisante de ce verset dans sa forme originale.

Voici comment on l’interprétait en 1959 (avec ajout d'un accompagnement orchestral, et surtout bien lentement, puisque c’est « religieux », mais cette ampleur donne incontestablement à l'ensemble une certaine majesté. Faut-il préciser que Wanda Madonna, alto, n'a rien à voir avec Madonna, vedette pop ?) :


Un arrangement de 2004 pour alto solo, plus fidèle à l’esprit de l’œuvre, sinon à sa lettre (le verset est un peu raccourci, les instruments remplaçant les autres voix) :



Marcello utilise un violoncelle soliste de manière plus extensive dans un autre de ses psaumes, le n° XV, pour alto :



Le premier verset est un chant d’imploration : « Signor, dall’empia gente che mi assai d’ogni intorno, deh pietoso mi salva » (Seigneur, de la foule impie qui m’assaille de tous côtés, par pitié sauve-moi).

Comment comprendre l’indication « lento » au début de cet air ?


Le texte ne respire certes pas une joie exubérante, mais il n’est quand même pas désespéré; dans la suite est affirmée la confiance du psalmiste : « en toi seul repose tout mon espoir ».

Par ailleurs nous sommes à 3/8, ce qui implique un mouvement lent à la mesure, et non à la croche.

Je vous propose ce premier verset dans trois versions bien différentes, parues respectivement en 1959, 1992 et 2018 (la version de 1992 comprend ici l’intégralité du psaume). Je vous suggère d’écouter le début de chaque interprétation, puis de faire votre choix pour aller plus loin :


1959



1992



2018



Entre 1954 et 1959, l’ethnomusicologue Leo Levi a collecté et enregistré des airs religieux juifs tels qu’ils étaient chantés dans les synagogues d’une vingtaine de villes italiennes. La tradition liturgique hébraïque est loin d’être uniforme, et un texte identique peut être interprété avec des variations plus ou moins importantes, y compris dans des rituels relevant de la même communauté d’origine (Ashkénazes ou Sépharades). Voici l’enregistrement de « Ma’oz Tzur yeshuati » (Rocher puissant de ma délivrance), tel qu’il est traditionnellement chanté par les Ashkénazes de Vérone (l’air proprement dit commence après une introduction psalmodiée de quelques secondes) :



Le dernier verset (le n° 11) du psaume XV de Marcello est précisément basé sur cette même intonation hébraïque, qu’il a entendue au début du XVIIIe siècle dans la synagogue vénitienne des « Ebrei Tedeschi » (les Juifs germaniques, de rite ashkénaze) :


(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir à l’article)

On peut constater que c’est, à très peu de choses près, exactement le même air.


Le texte de ce verset 11 mis en musique par Marcello est plein de confiance et d’optimisme : « Della vita il retto calle tua clemenza insegno a me » (le droit chemin de la vie, ta clémence me l’a enseigné, afin que mon cœur exulte avec la plus grande allégresse…), d’où les indications presto puis allegro. Le violoncelle solo énonce d’abord l’air harmonisé qui sera ensuite repris par la voix ; après une brève transition, voix et violoncelle forment avec la basse un petit mouvement de sonate en trio :




L’enregistrement de Vérone authentifie donc la transcription effectuée deux siècles plus tôt, en 1724, par Marcello. Dans l’ensemble des cinquante psaumes de l’Estro poetico-armonico, on trouve dix « intonations hébraïques », qui constituent ainsi le premier témoignage musical d’envergure sur le chant liturgique traditionnel dans les synagogues au début du XVIIIe siècle (je mets à part les transcriptions harmonisées publiées par Reuchlin en 1518, reprises et développées par Imbonati en 1693, qui concernent le rythme et la prosodie des récitations psalmodiées de la Torah).


La démarche de Benedetto Marcello restera longtemps unique dans l’histoire de la musique occidentale ; elle témoigne de sa grande curiosité intellectuelle et de sa liberté à l’égard des forts préjugés antisémites de son époque.


Sur le ghetto et les synagogues de Venise, on pourra écouter les explications de l’historienne Donatela Calabi :



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Note : correction


Dans un précédent article sur l’air initial du psaume XVIII, j’indiquais que l’adaptation de Théodore Dubois, « Christus resurrexit », était restée à l’état de manuscrit. C’est une erreur : cette œuvre a bien été publiée à l’époque, comme l'atteste la publicité suivante, parue dans Le Ménestrel du 9 avril 1905 (la première édition semble dater de 1878) :




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