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  • François Picard

La véritable histoire du Largo de Haendel - deuxième partie


Aimez-vous la harpe ?


Une des particularités de la version de Josef Hellmesberger est en effet la présence d’une harpe, que l’on va donc logiquement retrouver dans les annonces et les comptes rendus de concerts, comme à Angers, en 1889 ( Angers-Artiste, 1er avril 1899 ) :


Mais une seule harpe, c’est un peu juste quand on mobilise tout un orchestre en plus du grand orgue. Ne soyons pas mesquins, n’hésitons pas à multiplier les harpes ! Annonce du Petit Parisien le 9 mai 1883 :

Le concert est un succès, et le public bisse le Largo, comme le rapporte La Renaissance musicale du 19 mai en évoquant


Sept harpes. Qui dit mieux ?


Alexandre Guilmant lui-même. Comme le public en redemande, on rejouera le Largo l’année suivante, mais cette fois-ci avec huit harpes (Le XIXe siècle, 20 mai 1884) :



Mais M. Guilmant peut encore mieux faire (L’Intransigeant, le 10 juin 1889) :




A côté, le concert d’Harcourt annoncé par le Journal Officiel du 13 mars 1898, fait un peu petit :



Une revanche éclatante est cependant prise quelques mois plus tard, avec un concert auquel participent 300 musiciens. La Revue musicale Sainte Cécile du 1er juillet 1898 mentionne une symphonie de Haydn interprétée par une




La tradition éléphantesque dans les interprétations de Haendel (comme pour d’autres compositeurs) ne date pas d’hier ni même d’avant-hier. Dès la fin du XVIIIe siècle, les Anglais s’en donnent à cœur joie et on annonce fièrement plus de 800 musiciens pour une exécution du Messie le 31 mai 1787 :


Au siècle suivant, le Crystal Palace de Londres accueillera des festivals Haendel proprement monstrueux (ici en 1857) :




On pourra entendre un écho de ce style grandiloquent dans l’interprétation que le chef d'orchestre Guido Cantelli donne du Largo lors d’un concert public, le 8 avril 1956. Il faut l’écouter jusqu’au bout, pour entendre l’amplification progressive du son ; le premier exposé du thème est confié au violon solo, avec un accompagnement orchestral relativement sobre. Puis la musique devient de plus en plus massive et culmine vers la cinquième minute dans un fortissimo écrasant.

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)





Mais, me direz-vous, nous n’avons toujours pas répondu à la question initiale : d’où sort ce « Largo de Haendel » ? Josef Hellmesberger présente son édition princeps de 1876 comme un arrangement. Mais un arrangement de quoi ?

Le critique musical de L'Écho d'Alger, passant en revue dans le numéro du 26 mars 1929 les publications discographiques récentes, fait à ses lecteurs une révélation surprenante :



A vrai dire, il semble découvrir ce que beaucoup savaient déjà : l’original du Largo de Haendel est un air de son opéra Xerxès, « Ombra mai fu ». Vous-même étiez peut-être au courant, mais vous avez joué le jeu et ne l’avez pas dit aux autres…


Il faut reconnaître que pendant longtemps a régné un certain flou.

Dans le Bulletin archéologique et historique de la Société archéologique du Tarn et Garonne de 1891 est juste mentionné le nom de l’opéra.


L’auteur d’un compte rendu de concert paru dans le Journal des débats le 23 janvier 1900 écrit que le chef a placé

Si nous le comprenons bien, le Largo instrumental aurait été composé par Haendel lui-même à partir d’un de ses airs d’opéra, un air de basse.


Le 21 janvier 1904, La Chronique des livres présente l’air d’opéra comme la version originale du Largo :


Mais c’est à propos d’un concert donné à Paris au printemps 1905 que la Revue des deux mondes nous propose enfin, dans son numéro daté du 1er juillet, une analyse un peu plus précise. L’auteur évoque ainsi la voix de la cantatrice :

Tout aussi précis, mais avec un point de vue différent, le rédacteur du Musical Times écrit en 1908 :

« Si l’on considère la source de ce qu’on appelle le « Largo » de Haendel, il semble peu probable qu’un musicien qui se respecte puisse l’arranger en cantique. Dans sa forme originale c’est un petit air de l’opéra de Haendel Serse (ou Xerxès), chanté par quelque jeune homme ou jeune fille sous son platane favori. Le chanteur demande la protection pour son arbre chéri, et demande si jamais il y eut feuilles plus chéries ou ombre plus douce. »


Il est sans doute temps de trouver l’original pour voir de quoi il retourne. Qui chante cet air ? Dans quel contexte ?


La partition de l’opéra Xerxès, représenté en 1738, n’a pas été publiée du vivant de Haendel. Elle est restée à l’état de manuscrit, comme c’était le cas pour l’immense majorité des opéras à l’époque. Les spectateurs avaient cependant à leur disposition un livret imprimé qui leur donnait le texte pour leur permettre de suivre l’action.



Cet air, précédé d’un récitatif, est en fait le tout premier de l’opéra :



Le rôle de Xerxès, roi des Perses (personnage bizarre, assez « borderline » dirait-on aujourd’hui, amoureux d’un platane, en tout cas au tout début de l’action - après il vise une autre proie), était chanté par un castrat soprano, le célèbre Cafarelli (c'est une convention de l'époque : dans l'opéra baroque italien et dans ses exportations, notamment en Angleterre, les rôles masculins importants sont la plupart du temps confiés à des castrats).


Ce n’est donc pas un quelconque jeune homme ou une jeune fille qui chante, et ce n’est pas non plus un air de basse (désolé pour les violoncellistes…).


Il faut ajouter, au risque de vous décevoir, que ce n’est pas non plus un largo. La partition éditée pour la première fois par Chrysander en 1884 est fidèle au manuscrit original : l’indication de mouvement est « larghetto », c'est-à-dire un peu plus rapide qu’un largo.




Le pseudo-largo de Haendel n'est donc pas un air triste, ni désespérément mélancolique, ni religieux, comme l'avait déjà signalé le Musical Times en 1908. Il faut croire que ce journal n'était pas lu par grand-monde, puisque son avertissement n'a guère été suivi d'effet, et qu'on a continué pendant des décennies, et encore aujourd'hui, à jouer cette pièce avec une emphase et une lourdeur désespérantes. En 1933, Jean-Richard Bloch s'était également élevé avec un certain humour contre « la lente solennité » de certaines interprétations (Marianne, 4 janvier 1933) :



« Ombra mai fu », c'est un air chanté par un type un peu timbré, en extase devant un platane (il faut dire que la situation prend sa source chez les auteurs anciens, mais c'est une autre histoire).

Il est d'ailleurs entendu par Romilda, qui dira un peu plus loin :

« Oh vous qui souffrez à cause d'une beauté cruelle,

voyez un Xerxès... voyez un Xerxès,

tout enflammé pour un simple tronc rugueux,

et à l'amour duquel ne répond que le murmure du feuillage ! »


Comment interpréter alors cette musique ? Ma première réponse sera : comme on veut ! Mais j'ajouterai : votre liberté a la mienne pour corollaire, et je suis en droit de ne pas apprécier ou même de détester ce que vous faites...

Si l'on cherche à être fidèle à l'esprit de la partition originale, il faudra essayer de rendre, par le tempo, le phrasé, l'articulation, les nuances, le climat très particulier qui émane de cet air, un mélange d'extase, d'amour et de folie douce. Je ne suis pas certain que ce soit facile.


Il est devenu aujourd'hui quasiment impossible de se procurer, même dans les bonnes maisons spécialisées, un castrat soprano de qualité. Force est de se rabattre sur des voix féminines ou sur des contre-ténors; mais il y a là de très belles voix, et beaucoup ont enregistré cet air. Je vous en propose une version récente, postée sur la chaîne YouTube en 2016.



(à suivre)





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