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  • François Picard

Largo, mais large comment ?

Dernière mise à jour : 17 déc. 2020







Prenez deux minutes pour écouter cet extrait :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


J’ai procédé à un petit sondage auprès de certains de mes amis (musiciens professionnels ou amateurs, « simples » mélomanes, en tout cas personnes de qualité) en leur demandant

1. s’ils connaissaient ce morceau

2. s’ils trouvaient cette interprétation trop rapide, trop lente ou convenable.


Et vous, qu’en pensez-vous ?


Mon idée première était que les « connaisseurs » allaient juger cette interprétation trop (ou beaucoup trop) rapide. Les versions auxquelles nous sommes habitués sont en effet beaucoup plus lentes.

Les autres, ne disposant pas d’éléments de comparaison, seraient plus enclins à accepter le tempo de l’extrait proposé.


Les résultats ont été finalement plus nuancés (je donne le tableau récapitulatif en annexe). Tel mélomane (qui a reconnu l’œuvre) souhaiterait un tempo plus rapide, tel professeur de violon pense au contraire que ça va « deux fois trop vite ». Un ami choriste, qui ne connaît pas le morceau, me dit que son critère de jugement est l’aisance avec laquelle on peut chanter la voix principale : il trouve qu’ici c’est un peu lent, et il est rejoint par une « non spécialiste » pour qui « c'est très beau, mais un peu lent ». Selon un autre musicien professionnel, ce mouvement est en général pris trop lentement ; il apprécie donc ce tempo plus rapide. Un de ses collègues juge que c’est techniquement bien joué, mais qu’à cette vitesse ça ne respire pas assez.

Globalement cependant, on peut constater que les auditeurs ne connaissant pas le morceau jugent convenable le tempo proposé ; quelques-uns le souhaiteraient même un peu plus rapide. Les « connaisseurs » sont nettement plus divisés (le tableau général des résultats est donné en annexe).


L’œuvre ? Le deuxième mouvement du Triple concerto op. 56 de Beethoven pour violon, violoncelle, piano et orchestre.


Et bien sûr on me demande : qui sont les interprètes ?


Interrogation légitime ; mais avant d’y répondre, je questionne la question : pourquoi est-il important de le savoir ?

Castil-Blaze l’explique dans son Dictionnaire de musique moderne, publié en 1821 :



Pour ceux qui ont lu mon précédent article sur le concerto de Haydn, cette dernière phrase doit rappeler quelque chose…

Castil-Blaze met ici l’accent sur le rôle du musicien dans son rôle d’intermédiaire indispensable entre le compositeur et le public. Il risque, par ignorance, de déformer l’œuvre et de la dénaturer. D'où la responsabilité de ceux qu'on appelle aujourd'hui les « interprètes » - à l'époque on disait « exécutants »...


Alfred Cortot résume bien, me semble-t-il, l’exigence préalable qui s’impose alors à eux (Cours d’interprétation, recueilli et rédigé par J. Thieffry, 1934) :



Certes, nos deux auteurs soulignent par ailleurs la nécessité d’un véritable engagement artistique et personnel des musiciens : jouer les notes ne suffit pas. Cependant, comme le dit Cortot, il y a des choses qu’il est nécessaire de savoir avant « d’interpréter ».


Si le manuscrit autographe du Triple concerto, composé en 1804-1805, semble perdu, nous avons à notre disposition les premières éditions, publiées à partir de 1807. Le texte musical ne pose a priori pas de problème.

Reste à déterminer, et c’est notre sujet, ce qu’il faut entendre par l’indication largo que le compositeur a placée en tête de ce deuxième mouvement (ici la partie de violoncelle) :



Largo signifie « large ». Mais large comment : L, XL, XXL ?


Beethoven, on le sait par des témoignages contemporains (je vous fais grâce de l’énumération des références), était très attentif aux questions de tempo. Quand sa surdité est devenue totale, il suivait le mouvement des archets pour contrôler la vitesse d’exécution de ses œuvres. Il a tout de suite été un fervent adepte du métronome inventé par le néerlandais Winkel, puis commercialisé (sous son propre nom !) par Maelzel en 1816, et a indiqué (y compris rétrospectivement) pour un certain nombre de ses compositions la vitesse d’exécution attendue.


Pas de chance, il n’a lui-même laissé aucune indication pour le Triple concerto.


Une piste, cependant : dans le Supplément à la grande méthode de piano, publié en 1842, Carl Czerny commente toutes les œuvres pour piano de Beethoven, en incluant des indications métronomiques. Pour le largo du Triple concerto, il donne la double croche à 104 ;


Je vois certains d’entre vous sursauter, je les entends d’ici s’exclamer : « ce n’est pas possible ! » Les autres ne comprennent pas votre émotion, alors vous leur expliquez que 104, c’est trop, mais vraiment trop rapide, tout le monde a toujours joué et joue encore autour de 60, éventuellement un peu plus (les novices auront compris que plus le nombre est élevé, plus ça va vite), ce Czerny n’est pas fiable, d’ailleurs c’est un type qui a « embêté » (vous auriez pu employer un autre mot) des générations de pianistes avec d’interminables et profondément ennuyeuses (là aussi, vous avez en tête un autre mot) études de mécanisme…


Sur un point vous avez raison : nous avons toujours entendu ce mouvement interprété beaucoup plus lentement.

Voici une petite anthologie des mesures initiales, en commençant par le premier enregistrement de ce concerto, celui de Felix Weingartner avec l’orchestre de Vienne, en 1937 (l’étiquette du disque donne les noms des solistes) :



(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir au texte)


Oui, c’est un peu frustrant de couper comme ça, tellement c’est beau (même quatre fois de suite ?) un violoncelle qui chante…

Si vous réécoutez le début de ce montage, vous vous rendrez compte que le premier enregistrement, le plus ancien, est loin d’être le plus lent.

Voici la durée complète de ce mouvement pour chacune des versions :

1. 5’11

2. 5’35

3. 5’48

4. 6’

Sur le métronome, on passe d’environ 64 (version 1) à environ 54 (version 4).


Alors ce Czerny, avec sa double croche à 104, que vient-il nous raconter ? A-t-il au moins des papiers en règle ?

Voyons :

Dans sa jeunesse, entre 1800 et 1803, il a été l’élève de Beethoven ; doté d’une mémoire musicale exceptionnelle, il pouvait jouer par cœur un immense répertoire, dont toutes les sonates de Ludwig van. Il est resté par la suite très proche de son maître, fréquentant sa maison et assistant à nombre de ses concerts. En février 1812, Beethoven étant incapable de se produire en public à cause de sa surdité, c’est à Czerny qu’il demande de créer à Vienne son cinquième concerto pour piano (le célèbre concerto surnommé « l'Empereur »). Professeur recherché (Beethoven lui confie son neveu Karl), il a eu entre autres Franz Liszt comme élève.


Finalement, il sait peut-être de quoi il parle…


Un autre pianiste, Ignaz Moscheles, qui a été un temps très proche de Beethoven, a publié lui aussi des indications métronomiques à propos des œuvres pour piano. Elles ne sont pas fondamentalement différentes de celles de Czerny. Il zappe malheureusement le Triple concerto, mais pour un mouvement similaire (mesure à 3/8) marqué adagio molto e espressivo, « très lent et expressif », il donne la croche à 56, (donc la double croche à 112) soit un tempo équivalent à celui que Czerny indique pour notre largo.


Mais alors, si Czerny a raison, les interprètes modernes sont dans l'erreur !!!


Tout ceci est bien beau, me direz-vous, mais nous, quand on va au restaurant, on n’entre pas dans la cuisine. Tout ça c’est un débat de spécialistes. Nous, ce qui nous importe, c’est ce qu’il y a dans l’assiette, et pour une large majorité d’entre nous, la version initiale que vous nous avez fait écouter nous satisfait ; dites-nous donc enfin qui sont les interprètes, et on pourra se procurer le disque.


Le problème est que ce disque n’existe pas (personne, à ma connaissance, ne joue ce mouvement ainsi).


Ce que vous avez entendu est le résultat d’une manipulation électronique : pour avoir une idée de ce que Czerny propose, j’ai accéléré une version existante jusqu'à un tempo moyen proche de 100.

Cela explique, chère A., que tu aies trouvé un peu serré le vibrato du violoncelle…


Dans ses mouvements lents, Beethoven est terriblement frustrant pour les violoncellistes tendance lyrique : alors qu’il sait faire chanter magnifiquement l’instrument, comme il le prouve ici, il n’a pas écrit pour lui de concerto de soliste. Ses sonates pour violoncelle ne comportent qu’un seul mouvement vraiment mélodique, l’adagio de l’opus 69. Et, comme ici, c’est un passage extrêmement court dans l’ensemble de l’œuvre.

Alors on compense cette brièveté en allongeant le tempo, et puisque le violoncelle bien joué c’est en soi très beau, on en rajoute dans l’épanchement, en soulignant chaque note pour être certain que l’auditeur l’a bien entendue.


Rendant compte d’un disque récent présentant des œuvres romantiques pour violoncelle et piano (jouées par deux stars du monde musical), un critique assurément peu tendre parle d’une « cantilène du violoncelle menée sur un train de sénateur », déplore ensuite qu’un autre mouvement « souffre d’un pathos excessif confinant rapidement à l’ennui », avant d’ajouter, en guise de coup de grâce, que les interprètes se complaisent volontiers « dans un pathos facile et sirupeux, malgré une réalisation technique irréprochable ». La tentation du violoncelliste : s’étaler…


Ce n’est pas qu’un problème de tempo : comme pour le concerto de Haydn évoqué dans mon précédent article, c’est avant tout une question plus générale d’esthétique. Pas plus que Haydn n’est Brahms, Beethoven n’est Dvorak. « Le passé est un pays étranger; les gens y font les choses de façon différente », dit fort justement le romancier anglais L. P. Hartley (Le Messager, 1953).


Un jour, peut-être, paraîtra une version plus conforme à nos attentes.


Je sais que selon l’adage bien connu, « de gustibus et coloribus non disputandum », on ne discute pas des goûts et des couleurs ; ce n’est pas qu’il soit interdit d’en parler : le verbe latin dit précisément qu’on ne doit pas « avoir de discussion argumentée » à ce sujet. Pourquoi ? Parce qu'apparemment ça ne sert à rien. Il y a dans l’appréciation esthétique une part irrationnelle liée à la sensibilité, irréductible à la logique argumentative. J’aurai pourtant dans cet article essayé de convaincre qu’une autre perspective était envisageable dans l’interprétation de ce largo du Triple concerto.


Pour anticiper vos objections en me contredisant moi-même tout seul, je vous propose pour terminer une des plus étranges versions de l’adagio de la sonate op. 69 de Beethoven, (pour lequel Czerny indique un tempo de 66 à la croche) : c'est celle de Jacqueline du Pré avec Stephen Bishop-Kovacevich, enregistrée en 1965. Ils prennent ce mouvement à moins de 40. C’est extrêmement lent, mais tellement habité ! Elle ne joue pas du joli violoncelle, elle n'étale pas la beauté de sa sonorité; elle dit une plainte sourde et infiniment émouvante. Elle n’a que vingt ans quand elle enregistre ce disque, et ne sait encore rien de la terrible maladie qui brisera sa carrière quelques années plus tard ; il y a pourtant ici comme un sombre pressentiment de ce qui l’attend.



L’adagio commence à 18’30


Mais un largo, un adagio sont-ils forcément tristes ou désespérés?


C'est une bonne question et je vous remercie de me l'avoir posée.


Pour une discussion détaillée du tempo proposé par Czerny, on pourra se référer au dossier « Pour aller plus loin » accessible à partir de la section « Études » de ce site.

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Annexe : le questionnaire


Question 1. Connaissez-vous ce morceau (titre, auteur) ?

a. oui

b. ça me dit quelque chose, mais je ne sais pas ce que c’est

c. non


Question 2. Vous trouvez qu’il est joué…

a. trop vite

b. un peu trop vite

c. dans un bon mouvement

d. un peu trop lentement

e. trop lentement

f. je n’ai pas d’avis


Tableau des réponses (39 au total - mise à jour du 16 déc 2020)

En haut des colonnes, le total pour chaque réponse :








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