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  • François Picard

Qui nous délivrera de « Jésus, que ma joie demeure » ?

Ne me dites pas que vous ne connaissez pas : cet air signé J. S. Bach, cuisiné à toutes les sauces, a envahi la planète. Un petit tour sur internet vous donnera le tournis. Pas la peine d’aller à la foire pour se faire peur dans le pavillon du train fantôme : vous pouvez rester chez vous, vous n’aurez que l’embarras du choix.



Esquisse de début de petit florilège

Vous n’êtes pas obligé(e) de vous faire du mal en écoutant ces versions jusqu’au bout


version berceuse pour bébés :




version karaoké pour simplets :




version techno-mécanico-japonaise pour branchés :




version sirupeuse pseudo-inspirée pour amateurs de mises en scène racoleuses :




Et tant d'autres...


Mais qui est donc à la source de cette propagation calamiteuse ?


En 1917, Charles Bouvet publie les programmes de concerts donnés entre 1903 et 1911 à la Fondation Jean-Sébastien Bach, dont il est le directeur :



Aucune trace dans ces listes de « Jésus, que ma joie demeure », ni d’ailleurs de la cantate 147 d’où cet air est tiré.


Rien non plus dans la presse musicale du XIXe siècle.


L’air est en réalité complètement inconnu jusqu’en 1926 : cette année-là, une pianiste anglaise, Myra Hess, publie l’arrangement d’un choral de Bach qu’elle intitule « Jesu, Joy of Man’s Desiring ». Voici le corps du délit :



Par la suite, elle donne souvent cette pièce en concert, et l’enregistre en janvier 1928 à New York :



Ce morceau connaît un certain succès ; concerts et disque seront régulièrement diffusés par les stations de radio anglaises, comme en témoignent les programmes parus dans la presse française :


Le Figaro, le 22 juillet 1927, donne le titre en anglais (dernière ligne) :



Paris-soir, le 26 décembre 1927, risque une traduction française :



L’Ouest-éclair, le 15 juin 1930, propose une autre traduction :



Toujours pas de « Jésus, que ma joie demeure »…

Mais, au fait, d’où vient le titre anglais choisi par Myra Hess?

Dans une réédition de la partition (après 1954) est ajoutée la précision suivante :

Il s’agit donc du premier vers d’un « poème original » de Robert Seymour Bridges (1844-1930). Contrairement à ce qu’on peut lire ça et là, ce texte ne fait pas partie des recueils d’hymnes religieux publiés du vivant de Bridges. Ce n’est que plus tard, en raison du succès de l’air qui y a été associé à l’initiative de Myra Hess, que certaines églises protestantes anglophones l’ont intégré parmi leurs cantiques.


En 1930 ou 1931, le Bach Cantata Club de Londres enregistre un arrangement de la version d'origine pour chœur et orchestre en y ajoutant un hautbois solo, tout en gardant les paroles anglaises de Bridges, qui ne correspondent pas au texte allemand (c’est un point sur lequel je reviendrai plus tard) :



Cette vidéo vous montre comment on pouvait écouter ce disque à l’époque (noter le changement d’aiguille, obligatoire à chaque lecture, pour préserver le disque) :




Cet enregistrement arrive en France sous la référence Columbia DF 1089 avec l’étiquette : « Jésus, que ma joie demeure » ; c’est donc quelqu’un de chez Columbia qui a inventé ce titre français assez étrange : il n’est pas lui non plus la traduction du texte original allemand, et il n’a qu’un lointain rapport avec un passage de l’Évangile de Jean (15, 11) : « Je vous ai dit ces choses afin que ma joie demeure en vous, et que votre joie soit parfaite. » Dans l'Évangile, c'est Jésus qui parle, pas le croyant.


Peu importe. Le disque reçoit un accueil plus que favorable, et les critiques de tous bords le recommandent à leurs lecteurs :


Candide, 9 février 1933 :



L’Écho d’Alger, 15 mars 1933 :



Marianne, 3 mai 1933 :




Le succès de l’œuvre est désormais assuré, que ce soit dans sa version purement instrumentale (on voit apparaître très vite des transcriptions pour orgue, utilisées pour des concerts et des offices religieux) ou dans la version pour chœur avec accompagnement.


En 1934, Jean Giono écrit un roman qu’il intitule Que ma joie demeure, en référence au choral de Bach, mais il explique (revue Europe, 15 février 1936) qu’il a supprimé le mot « Jésus », qui lui semblait impliquer un renoncement aux joies corporelles. Le livre est publié en 1935 :




Après la guerre, et surtout à partir des années 1960, c’est le déferlement. Avec la démocratisation de la radio et du disque, « Jésus, que ma joie demeure » devient un tube incontournable, tout comme la fameuse « Toccata et fugue en ré mineur » (qui n’est vraisemblablement pas de Bach, mais c'est une autre affaire) :




Les transcriptions se multiplient : tout le monde veut pouvoir jouer cet air célèbre. On trouvera alors des versions pour divers instruments (ou groupes d’instruments) classiques, mais aussi des adaptations plus surprenantes pour kalimba, ukulélé, accordéon, harmonica, ocarina…


Certes, me direz-vous, mais n'y a-t-il pas, à côté des niaiseries infantilisantes et des délires japonais, des interprétations sérieuses et convenables ?

Oui, très sérieuses et plus que convenables :



Euh… J’ai dû me tromper dans mes références… Mille excuses...


Voici donc une vraie version sérieuse et convenable, dont la personne qui l’a mise en ligne affirme que jusqu’à présent elle n’en a pas trouvé de meilleure (« To this day I have yet to find a better version of this song ») :




Qu’en penser ? Ce sera d'ici peu le sujet de ma prochaine causerie…


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