top of page
Rechercher
  • François Picard

Surprise : l’avocat de « Jésus, que ma joie demeure » se rallie à ma cause…

Dernière mise à jour : 9 févr. 2021

J’ai fini par envoyer à l’avocat de « Jésus, que ma joie demeure » un dossier explicatif détaillé reprenant l’ensemble de mes griefs contre son client. J’ai eu la bonne surprise de constater qu’il faisait machine arrière et se rendait de bonne grâce à mes arguments. Je dois à la vérité de dire que j’avais accompagné les documents d’un petit cadeau à consommer (en principe) avec modération…



N’en profitez pas pour me demander la même faveur !


Je vous ai laissé(e) la dernière fois en compagnie d’un exemple sonore de qualité médiocre, mais dont le seul objectif était de vous donner une idée du tempo impliqué par le raisonnement que j’ai suivi. Si on chante le choral à une vitesse à peu près « normale » (soit avec une pulsation autour de 40 à la mesure), la guirlande instrumentale d’introduction et d’« habillage » doit être jouée en conséquence, soit beaucoup plus rapidement que ce à quoi nous sommes habitués. Est-ce acceptable ?


Allons donc un peu plus loin dans l’examen de cette introduction orchestrale (qui n’a pas vocation à être chantée, comme on l’entend parfois…). En l’absence d’indication précise de tempo explicitement donnée par le compositeur (j’ai expliqué pourquoi la dernière fois), avons-nous des éléments qui confirmeraient la vitesse proposée ?


Ma réponse est nettement positive.


Nous avons la chance de posséder une partition manuscrite autographe (c’est-à-dire écrite par Bach lui-même), qui contient en particulier une indication de mesure significative ainsi que des marques d’articulation non équivoques.


Je vais être un peu technique, pour les besoins d’une démonstration rigoureuse, et je m’en excuse auprès des lecteurs non spécialistes ; ils peuvent survoler ce passage sans s’attacher aux détails, du moment qu’ils en saisissent l’essentiel.


La mesure notée pour les premiers violons (et hautbois à l’unisson) est 9/8 (alors que les autres parties sont à 3/4). Pour un musicien de l’époque, c’est une indication sans ambiguïté de jouer « vite et gaiement », comme le montre par exemple l'article « Triple » du Dictionnaire de Musique de Sébastien Brossard, publié en 1709 :


L’adaptation anglaise de cet ouvrage par Grassineau, en 1740, reprend exactement la même idée (p. 297) :


Johann Kirnberger (qui fut un élève de Bach), ne dit pas autre chose dans la deuxième partie de son Kunst der reiner Satzes (…), publiée en 1776 (p. 130) :


« La mesure à 9/16, dérivée de celle à 3/8, a été utilisée par les anciens compositeurs pour des pièces du genre de la gigue, qui doivent être jouées d’une manière extrêmement rapide et légère ; mais elle n’apparaît plus dans la musique d’aujourd’hui ; la mesure à 9/8 l’a remplacée. »


Le lien entre ce type de mesure et le mouvement de la gigue est souligné par de nombreux auteurs de l’époque ; je vous en épargne la liste. Tous soulignent la vitesse d’exécution qui caractérise cette danse (et donc les pièces qui s’en inspirent), à l’image de Georg Muffat : « Pour les gigues, et les canaries, de quelque manière qu’on en marque la mesure, il faut les jouer extrêmement vite » (Suavioris harmoniae […] florilegium primum, 1695, préface au lecteur).


Il existe plusieurs formes de gigues, mais celle qui nous intéresse ici est la gigue italienne. Voici ce qu’en dit Johann Mattheson dans le Vollkommene Capellmeister publié en 1739, en utilisant l'image d'une flèche à la vitesse uniforme :

« La gigue italienne, qui n’est pas destinée à la danse mais au jeu de violon (…) tend vers la plus grande vitesse ou volatilité, mais surtout d’une manière coulante et non tempétueuse, un peu comme la flèche d’un ruisseau au courant rapide et régulier. »


Cette variété de gigue est le plus souvent caractérisée par un rythme que note ici Jean Philippe Rameau (Traité de l’harmonie, 1722, p. 160) :



Un temps = noire-croche ou deux croches liées et une détachée. On en trouvera maints exemples, dans les sonates pour violon et les trios de Corelli par exemple, mais aussi chez Haendel et bien d’autres.


C’est très exactement l’articulation que Bach note scrupuleusement dans sa partition pour les premiers violons :



Or pratiquement tout le monde joue ces croches en les liant par trois, car c’est ce que proposent les éditions courantes (sans parler des partitions pour piano ou orgue qui demandent un legato sur plusieurs mesures) :

Voici par ailleurs la partie des seconds violons, notée en 3/4 « croche pointée-double croche », mais qui dans ce contexte doit être jouée « noire-croche » en rythme ternaire (je n’alourdis pas ma démonstration déjà très technique, mais j’en fournirai la preuve sur demande) :



Ce motif souligne le côté rebondissant de l’articulation des premiers violons.


Peut-être, me diront les profanes, mais qu’est-ce que ça change pour l’auditeur?


La réponse dans un fichier sonore qui devrait vous éclairer. Je vous propose d’écouter successivement :

1. le motif tel qu’il est couramment joué, sans l’articulation demandée par Bach.

2. le motif, joué au même tempo, mais avec l’articulation de Bach (c’est une approximation, mon synthétiseur sommaire ne me permettant pas de faire mieux).

3. le motif seul des seconds violons, toujours au même tempo. Question subsidiaire : entendez-vous ce motif dans les versions habituelles ?

4. l’ensemble.

5. l’ensemble à un tempo plus rapide.

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir à l'article)


On entendra nettement cette articulation dans la gigue qui accompagne le célèbre canon de Pachelbel :



Sauf que dans cette version (interprétée ici dans un arrangement pour orchestre), le chef nous prépare à la sieste : il a oublié (ou ne sait pas) qu’une gigue, pour reprendre les termes de Muffat déjà cités, doit être jouée « extrêmement vite »; mais peut-être Pachelbel (exact contemporain de Muffat) est-il considéré lui aussi comme un compositeur « sérieux »…


Voici une interprétation plus vivante (dans la version originale pour trois violons et basse) :




L’examen de l’élément instrumental nous conduit donc à la même conclusion que celui de la partie chorale : il faut jouer cette musique de manière rapide et joyeuse.


Dernier élément, et non des moindres : le texte du choral.


Johann Gotthilf Ziegler, ancien élève de Bach, écrit aux autorités ecclésiastiques de Halle, le 1er février 1746, pour poser sa candidature à un poste d’organiste. Il précise dans sa lettre :

« Was das Choral Spielen betrifft, so bin von meinem annoch lebenden Lehrmeister dem Herren Capellmeister Bach so unterrichtet worden: daß ich die Lieder nicht nur so oben hin, sondern nach dem Affect der Wortte spiele. »

« En ce qui concerne l’exécution des chorals, mon maître, le Capellmeister Bach, qui est encore en vie, m’a appris à ne pas jouer la mélodie simplement pour elle-même mais selon la signification (l’affect) des mots. »


Pour tout Allemand luthérien (en tout cas à l’époque), la mélodie de notre choral évoque immédiatement, de manière quasi pavlovienne, les paroles originales du cantique de 1642 : Werde munter, mein Gemüte, « réveille-toi » ou « sois allègre, mon esprit » (munter = gai, vif, plein d’allant) ; la suite dit qu’il faut louer toutes les bonnes choses que Dieu a faites pour nous.


Bach choisit pour sa cantate deux strophes d’un autre cantique, écrit en 1661 par Martin Jahn, sur un thème similaire : Jesu, meiner Seelen Wonne, Jesu meine beste Lust (Jésus, délices de mon âme, Jésus ma joie la meilleure).


Voici un extrait du premier texte (je rappelle que dans la cantate 147 il y en a deux sur la même mélodie) :


Wohl mir, daß ich Jesum habe (…)

Quel bonheur pour moi d’avoir Jésus (…)

J'ai Jésus, qui m'aime

Et qui se donne à moi (…)


Et dans le deuxième choral :

Jesus bleibet meine Freude,

Meines Herzens Trost und Saft (…)

Jésus demeure ma joie

Consolation et sève de mon cœur

Jésus vainc toute souffrance

Il est la force de ma vie

Le plaisir et le soleil de mes yeux, etc.


Le caractère vif et allègre de la musique tel que nous l’avons défini me paraît en total accord avec ces paroles pleines de joie et d’optimisme.


Je ne connais qu’une interprétation qui ait osé aller contre la lourdeur ou du moins la placidité des versions habituelles, celle de l’ensemble Montréal Baroque enregistrée en 2006 sous la direction d’Eric Milnes. Je dois avouer que lorsque je l’ai entendue pour la première fois, il y a quelques années, j’ai été assez surpris. Vous le serez peut-être aussi, comme l’a été l’avocat de « Jésus, que ma joie demeure » en la découvrant :




Vous verrez : après plusieurs écoutes, on finit par s’habituer et trouver ça presque normal…


Au cas où vous ne seriez pas entièrement convaincu par ma laborieuse mais implacable démonstration (serait-ce possible ?), je vous propose un petit test indolore ; écoutez cet air de Bach (au moins le début) sans lire la suite de l’article. Connaissez-vous cette musique ?




Il s’agit de l’air de ténor Des Vaters Stimme liess sich hören (la voix du Père s’est fait entendre), extrait de la cantate BWV 7.


Il commence par un duo de violons concertants auxquels vient se joindre ensuite la voix du chanteur.


Voici comment se présente dans le manuscrit la partition du premier violon solo :



On peut y repérer les mêmes particularités que dans la cantate 147 : une mesure à trois temps (3/4), avec la précision 9/8 impliquant un jeu rapide, et une articulation caractéristique des mouvements de gigue. Nous sommes de toute évidence dans un paysage musical similaire.

Êtes-vous choqué(e) par le tempo de cette interprétation (40 à la mesure) ?


Ce qui est vrai pour cet air ne peut-il l’être pour notre choral ?



Annexes


I. « Jesu, Joy of Man’s Desiring » : un contresens lourd de conséquences.


La question des paroles est centrale pour comprendre en quoi la version couramment interprétée dans les pays anglophones constitue un véritable contresens, qui peut cependant bénéficier de légères circonstances atténuantes.


Il faut d’abord remarquer qu’en général, dans les pays francophones, on ne chante pas de paroles sur cet air. Les quelques exceptions que je connais utilisent un texte indigent, qui ne colle pas rythmiquement à la musique, et que vous trouverez sans peine si vous y tenez vraiment.

C’est essentiellement dans notre culture une pièce instrumentale intitulée « Jésus, que ma joie demeure » ou « Cantate 147 », sans qu’on cherche à aller plus loin. Personne ne se demande quelles sont les paroles de la « Lettre à Élise »...


Il en va différemment dans le monde anglo-saxon. On a vu que Myra Hess, la pianiste qui a déclenché l’épidémie, avait intitulé son arrangement de 1926 « Jesu, Joy of Man’s Desiring » en faisant référence à un poème de Robert Bridges. Puis le Bach Cantata Club de Londres a enregistré l’œuvre (vers 1930) en utilisant le texte de ce poème, et depuis, ce sont ces paroles qui sont régulièrement reprises par les ensembles anglophones.


Or le poème de Bridges n’a pas grand-chose à voir avec le texte du choral de Bach, même s’il emploie le mot « joie ». En voici la première strophe :


Jesu, joy of man's desiring,

Holy wisdom, love most bright;

Drawn by Thee, our souls aspiring

Soar to uncreated light.


Jésus, joie à laquelle aspire l’homme

Sainte sagesse, amour le plus brillant;

Attirées par toi, nos âmes cherchent

A s’envoler vers la lumière incréée.


Plus loin, il sera question d’accéder à « la lumière inconnue », près du trône de Dieu, d’entendre une « musique paisible », d’un troupeau buvant « la joie des sources immortelles », de Dieu conduisant ce troupeau « dans l’amour des joies inconnues ».


On est là dans une évocation poético-mystique des aspirations de l’âme à vivre dans l’au-delà auprès de Dieu et de sa divine sagesse, dans la plénitude d’une joie paisible dont nous ne pouvons pas vraiment avoir l’idée ici-bas.


Le texte mis en musique par Bach est quant à lui bien ancré dans notre monde : il exprime la joie de la créature confiante en un Jésus qui ne l’abandonne pas et l’aide à traverser les malheurs de l’existence : « il est la force de ma vie, le plaisir et le soleil de mes yeux, le trésor et le délice de mon âme ».


L'un semble renoncer à trouver la joie ailleurs que dans le Ciel, l’autre chante un possible bonheur de l’homme ici-bas avec l’aide et la sollicitude de son Sauveur.


D’où la différence de traitement de la musique : le tempo et le rythme de danse utilisés par Bach expriment une joie bien terrestre ; le sens du poème anglais explique pourquoi les ensembles anglo-saxons interprètent cet air plus que tranquillement (j’allais écrire « mollement »), pour suggérer la joie paisible qui règne dans l’au-delà (très franchement, si Bach doit y être ainsi joué en permanence « sérieusement » et « solennellement », je ne suis pas certain de vouloir y aller…).


On comprend alors comment « Jesu, Joy of Man’s Desiring » peut se retrouver dans ces pays au hit parade des musiques pour funérailles. Voici une liste récemment proposée par une paroisse catholique américaine (en gras, les deux pièces les plus demandées) :


Quelle que soit sa célébrité, la version anglaise de ce choral n’en constitue pas moins un contresens musical et spirituel. Le problème semble malheureusement insoluble : depuis près d’un siècle, le monde musical s’est habitué cette adaptation, au point de croire sincèrement que c’est vraiment là ce que Bach a écrit (je passe sur la monstruosité et la niaiserie des produits dérivés, dont j’ai donné quelques exemples dans le premier article).

Les paroles de Bridges ne pourraient de toute façon pas être chantées sur le tempo et les articulations dansantes de Bach, avec lesquels elles rentreraient en contradiction.

Et par ricochet, quand on interprète la cantate originale, on est tellement imprégné de « Jesu, Joy of Man’s Desiring » ou de « Jésus, que ma joie demeure » qu’on reprend sans plus de réflexion le tempo auquel on l’a toujours entendu.


Pas de vaccin en vue.


Seule solution : une désintoxication personnelle, volontaire et opiniâtre…



II. Sur le podium : la version de « Celtic Woman »


Je reviens quand même sur un des produits dérivés, la version du groupe « Celtic Woman ». Vous l’avez déjà entendue dans la galerie des horreurs de mon premier article. Vous devriez encore mieux apprécier maintenant à sa juste valeur cet affligeant monument de l’esthétique « modernisante ».


C’est en effet l’occasion d’ajouter une petite précision sur la construction de notre pièce :

Entre la guirlande instrumentale et le chant du choral, Bach a établi un subtil rapport d’anticipation : les notes d’appui de l’introduction annoncent le thème du choral. Le violon joue « sol la si ré do do mi ré ré » (en gras, les notes d’appui) ; ce motif est répété avant que ne commence le choral dont voici les premières notes : « si do ré ». L’oreille de l’auditeur est ainsi subrepticement préparée à l’arrivée de la mélodie.

Voici un petit fichier sonore, joué volontairement au ralenti, qui vous permettra d’entendre cet effet (je souligne les notes d’anticipation dans la répétition du motif) :

(cliquez sur le lien pour écouter, puis quittez la nouvelle page qui s'est ouverte pour revenir à l'article)


Ceci implique (est-il nécessaire de la préciser ?) que l’introduction orchestrale et le thème du choral soient présentés dans la même tonalité (ici sol majeur).


Cette évidence a visiblement échappé à l’arrangeur de « Celtic Woman » : dans la version du groupe, le choral est systématiquement chanté dans une autre tonalité que celle de l’introduction qui le précède (une quarte au-dessus), et le phénomène se répète plusieurs fois (je ne parle même pas du tempo, de l’articulation, du style, de la soupe orchestrale, de la mise en scène… Vous savez maintenant à quoi vous en tenir). Fermez les yeux et tendez l’oreille :



Parmi les nombreux commentaires enthousiastes postés sous cette vidéo (vue près de 8 500 000 fois sur YouTube), on peut lire :

« J S Bach doit être fier dans le Ciel »


Je n’en doute pas une seconde…

49 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page