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  • François Picard

Une visite chez Conrad


Il y a quelques années, lors d’un voyage en Allemagne, je pus rendre une brève visite à mon vieil ami Conrad, que je n’avais pas revu depuis longtemps. Sa petite maison d’Ingolstadt était comme toujours encombrée de livres et de partitions qui débordaient des étagères sur les tables et sur les marches d’escalier. De ce point de vue je n’étais pas dépaysé.


Notre conversation, accompagnée d’une bonne bière bavaroise, roula comme de bien entendu sur la musique, et surtout sur le chant religieux, dont il était un des spécialistes reconnus. Il parlait un français impeccable, ce qui arrangeait bien les choses pour moi.


Je me souviens de ses remarques sur la nécessité d’une bonne prononciation ; trop souvent, dit-il, « on dirait que les gens chantent la bouche pleine de nourriture... »

Il me rapporta une plaisanterie dont il avait l’air d’être content : des années auparavant, lors d’un office (à l'époque encore célébré en latin), un prêtre avait psalmodié « Dominos vabiscom, aremus » (au lieu de « Dominus vobiscum, oremus »); Conrad avait alors glissé à ses voisins : « Pas question d’aller labourer ! » (Oremus signifie « prions », mais aremus « labourons »). Il en riait encore.


J’évoquai la tendance moderne à chanter du nez, que je trouve ridicule. Il m’approuva : « ça rend la voix désagréable ; l’organe du chant c’est la bouche, pas le nez ».


Mais surtout, me dit-il, il avait en horreur les choristes qui crient, en particulier quand ils attaquent les notes les plus hautes : « Quand c’est le fait de gens qui ont des fortes voix de trompette, ça trouble le chant du chœur tout entier, comme si on entendait des bovins parmi les chanteurs. J’ai entendu une fois, dans une éminente institution, des choristes avec ces voix de trompette chanter de toutes leurs forces dans le registre aigu comme s’ils voulaient briser les fenêtres de l’église, ou du moins les secouer. »

Avec un regard malicieux, il ajouta qu’il avait composé un petit « rigmum » (une déclaration de protestation) à cette occasion : « Ut boves in pratis, sic vos in choro boatis » (Vous beuglez dans le chœur comme des bœufs dans les prés).


« D’ailleurs, me confia-t-il, j’ai reçu une lettre de mon collègue Andreas Vogelhofer à ce sujet, et je suis heureux de voir qu’il partage entièrement mon point de vue. » Il alla chercher la lettre et me la montra; elle était en latin (sans doute une coquetterie d’érudit), mais il m’en traduisit quelques passages (j’indique ses commentaires en italique) :

« Il faut prendre garde à ne pas entonner comme un âne qui brait. Andreas fait ensuite un petit jeu de mots sur « clamor » et « amor » : ce ne sont pas les cris (clamor), mais l’amour (amor) qui charme les oreilles du Tout-Puissant (…). Pourquoi les habitants de la Saxe, ou ceux qui habitent les bords de la Baltique (vieil antagonisme entre régions d’Allemagne; vous avez ça en France aussi, n'est-ce pas ?) prennent-ils plaisir à hurler, sinon parce qu’ils croient que Dieu est sourd, ou qu’il est allé dans les régions méridionales du Ciel, et qu’ainsi il ne peut pas entendre également les gens du nord et ceux du sud ? »



« Et que pensez-vous de ce qui se chante aujourd’hui dans les églises, lui demandai-je (j’ai toujours vouvoyé Conrad, plus âgé que moi), ne trouvez-vous pas que c'est un peu... mollasson ? »

Il poussa un soupir. « Oui, c’est encore une autre erreur : chanter d’une manière somnolente et sans vie, sans sentiment, comme une vieille femme aux approches de la mort… Cela prive le cantique de la joie qui lui convient ; on entend plus une plainte qu’un chant ! C’est ce que disait le bienheureux Bernard dans un sermon sur le Cantique des Cantiques en parlant du chant : Tenez vous devant le Seigneur avec autant de joie que de respect ; ne soyez pas paresseux, ou endormis, en montrant de l’ennui, en économisant la voix. Il faut chanter de manière vivante, expressive, avec joie, faute de quoi on tombe dans l’autre extrême : les uns qui crient fort, les autres qu’on entend à peine. »


« J’ai entendu récemment un chœur qui vous plairait, lui dis-je ; avez-vous accès à Internet ? » Avec un petit sourire, il s’excusa presque de ne pas posséder d’ordinateur : il ne méprisait certes pas le progrès, mais il se sentait dépassé et n’avait pas le courage de s’y mettre. Ses livres lui suffisaient.


Notre conversation se prolongea un peu, toujours accompagnée de cette bonne bière et de quelques pâtisseries (la gourmandise étant un autre de nos traits communs).


Je pris congé avec émotion, n’étant pas certain de revoir un jour le vieux professeur von Zabern.


J’aurais voulu qu’il entende un chœur du Ghana, « Harmonious Chorale », chanter « Holy Art Thou », sur la musique du « Largo de Haendel » (voir les articles du site consacrés à cette œuvre).

Certes, les instruments d'accompagnement sont du genre électronique, mais Conrad aurait certainement apprécié cette interprétation vivante, souple, cette variété de nuances, à l’opposé des versions monochromes, grandiloquentes et pompeuses qui nous sont trop souvent servies :



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Les propos de Conrad von Zabern ici rapportés sont textuellement extraits de son ouvrage De modo bene cantandi (la façon de bien chanter), publié en 1474 :



Andreas Vogelhofer ou Vogelsang (alias Ornithoparchus, forme gréco-latine de son nom) a publié son Musicae activae micrologus en 1517 :



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